A Naplouse, les défis de l'urbanisme palestinien

Le Nord de la France et la Palestine entretiennent des liens étroits depuis près de vingt ans. Dunkerque est jumelée à Gaza, Lille à Naplouse. Ces deux dernières villes croisent actuellement leurs projets d'aménagement. De l'importance de la stratégie urbaine en territoire occupé. Welcome to Nablus.

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Quand le bâtiment va tout va ! Si l'adage avait valeur universelle alors tout irait bien à Naplouse. Grues, chantiers, la ville résonne du martèlement des hommes et des engins, nonobstant le contrôle exercé par Israël sur l'acheminement des matériaux. Les immeubles poussent comme les oliviers. Du moins les structures d'immeuble. En Palestine, il n'est pas de règle de livrer un bâtiment fini. Dans un premier temps, seul le gros œuvre est réalisé. A charge pour les acquéreurs d'équiper leur plateau. Inévitablement, beaucoup d'opérations restent en l'état

« Il y a chez nous une vraie tradition du BTP, avec de belles entreprises bien structurées. Cela date du protectorat britannique (de 1921 à 1946, ndlr) », explique Ayman W. Shakaa, le directeur du centre communautaire polyvalent de documentation de Naplouse (MCRC). Ayman est lui-même polyvalent : il dirige la savonnerie familiale, a récemment ouvert un restaurant et prétend, avec un rictus au coin des lèvres, détenir 90% des clés de sa ville.

Ayman est le neveu de Ghassan Shakaa, l'ancien maire de Naplouse, qui signa, en 1998, l'accord de jumelage avec Lille, aux côtés de Pierre Mauroy. Ghassan Shakaa démissionnera en 2004 après l'assassinat de son frère. Réélu en 2012, il sera une nouvelle fois contraint à la démission en 2015 en raison de relations très tendues avec les Israéliens. Ghassan Shakaa a été remplacé provisoirement par le... ministre palestinien des Transports, en attendant de nouvelles élections. Mais Ayman répond toujours présent pour maintenir le fil de la coopération entre Lille et Naplouse.

Naplouse (134 000 habitants) est une ville à part en Cisjordanie et pas seulement parce qu'elle abrite depuis 1948 le camp de réfugiés le plus peuplé de Palestine : Balata, 30 000 habitants originaires de la région de Jaffa, qui, au fil des ans et des générations, ont transformé un village de tentes en une ville en dur. Naplouse n'est ni Ramallah l'internationale avec ses ONG et ses expatriés par avions entiers, ni Hébron, où la colonisation et les checkpoints, qui se sont imposés jusqu'en centre-ville, ont fini par rendre la vie impossible. Située à une soixantaine de kilomètres au nord de Jérusalem, Naplouse, de par son encaissement entre deux montagnes, parvient encore à préserver son identité.

Trente-quatre colonies asphyxient petit à petit son district mais leur installation au-delà des crêtes rend la présence israélienne invisible dans la ville. Seules les rafales d'armes automatiques et autres explosions de bombes sonores dans la nuit viennent rappeler l'occupation. Naplouse est d'ailleurs en zone A, c'est-à-dire sous autorité palestinienne exclusive. Trois communautés religieuses s'y côtoient : les musulmans, très largement majoritaires, les chrétiens et quelque deux cents samaritains qui, pour ne pas s'éteindre, vont désormais chercher des femmes en Ukraine !

Bataille pour la terre

Difficile de dire si Naplouse est belle. Partout ailleurs, les constructions sommaires qui y fleurissent par bouquets auraient tendance à défigurer l'endroit. Tout comme ce centre commercial sur parking silo posé aux portes de la vieille ville ottomane par un homme d'affaires libyen au passeport américain installé à Dubaï ! L'unité de la pierre blanche, dont le placage sur tout bâtiment est un héritage des Britanniques, plaide néanmoins en faveur de Naplouse. De cette époque, la ville garde encore les traces du grand tremblement de terre du 11 juillet 1927. Il faut d'ailleurs être un expert pour distinguer ces blessures de celles causées par les bombardements des F 16 israéliens durant la seconde Intifada (guerre des pierres), en 2 000, qui valurent alors à Naplouse le surnom de « Jebel en Nar », la montagne de feu.

Naseer R. Arafat est le grand spécialiste du patrimoine dans la région. Né à Naplouse, cet architecte a consacré la majeure partie de sa vie professionnelle à la préservation et à la restauration de sa ville natale. Lui aussi est « le neveu de ». Monter dans son véhicule pour un city tour au crépuscule est un privilège. « Pour appréhender Naplouse et ses enjeux, il faut prendre un peu de hauteur », prévient-il. De la corniche accrochée à la montagne, on lit mieux, en effet, cette ville qui s'étire d'ouest en est, de la Méditerranée - à peine distante d'une quarantaine de kilomètres mais paradis perdu pour les Palestiniens de Cisjordanie - à la fertile vallée du Jourdain. Naseer a nourri de grands desseins pour sa ville. Une tour au sommet de la montagne qui aurait permis à ses habitants d'apercevoir la mer. Un périphérique qui aurait délivré son centre d'un trafic automobile qui n'a rien à envier à celui de la jumelle lilloise aux heures de pointe. Le chantier de cette « ring road » comme l'appellent les Naplousis a bien démarré sur quelques kilomètres mais pour réaliser la totalité de l'anneau, il aurait fallu passer derrière les zones C sous contrôle israélien. Un doux rêve qui s'est terminé en cul-de-sac. Car le conflit israélo-palestinien est avant tout une bataille pour la terre.

Génie urbain

La question des flux d'un bout à l'autre de la ville se pose donc toujours. A l'ouest, secteur de la luxueuse université An-Najah, la plus grande de Cisjordanie avec ses 20 000 étudiants - un cadeau du Qatar -, ça bouillonne. Boutiques à l'occidentale, restaurants chics pour privilégiés, 4 x 4 en veux-tu en voilà : on se croirait dans la série de Canal + Kaboul kitchen. A l'est, c'est un autre monde : Balata.

Le projet urbain du quartier du Gouvernorat se situe à proximité, à environ deux kilomètres du centre. Sur un périmètre de quatre hectares et demi, on trouve, pêle-mêle, le ministère de la Santé, un monument aux martyrs (dont la rénovation en cours est financée par la Turquie), une aire de jeux pour enfants, un parking et un centre de maintenance pour les engins des services de la ville, de vieux réservoirs et surtout d'impressionnantes friches d'usines électriques. L'idée est de créer un nouveau morceau de ville à partir de cet existant pour amorcer un désenclavement.

Faciliter les liaisons – y compris piétonnes, une révolution à Naplouse ! -, valoriser les espaces publics, actionner le levier de la culture (le site archéologique de Tal Balata, qui date de l'Âge de Bronze, est juste à côté) : le cahier des charges est un peu le même qu'à Saint-Sauveur, à Lille. Mathieu Goetzke, le directeur de l'urbanisme de la Ville de Lille, est donc venu en délégation présenter le projet à ses homologues naplousis. Il leur a parlé maîtrise d'usage, méthodologie. Les a incités à travailler encore et encore la programmation. Car en Palestine, quand on tient un beau projet, on a tendance à démarrer au quart de tour, « et on voit après où on peut trouver l'argent », rigole Ayman. Pour preuve, la transformation en hôtel de luxe du caravansérail de la vieille ville qui, des années après la fin des travaux, attend toujours un exploitant. « Nos workshops sont très enrichissants, rapporte Mathieu Goetzke. Naplouse et Lille sont toutes les deux confrontées au défi de la résilience. Elles doivent l'une et l'autre gérer des risques, d'ordre politique pour Naplouse, économique pour Lille. Et puis la société palestinienne est dotée d'un vrai génie urbain. N'oublions pas que Jéricho est l'une des plus anciennes villes au monde. »

Le salut de la Palestine émane des villes

Alors que les accords d'Oslo semblent « caducs » ; que la colonisation, bien qu'illégale au regard de la loi israélienne, gagne chaque jour ; que les Palestiniens ont le sentiment d'avoir été abandonnés par leur Autorité;  et qu'une jeunesse dans l'impasse s'est embarquée dans une sorte d'Intifada des couteaux, qui a déjà fait près de deux cents morts depuis l'automne, la diplomatie par la coopération et le jumelage prennent, de fait, encore plus de sens. Les villes sont devenues un enjeu majeur, où l'apport d'une touche de démocratie peut éviter que celles-ci ne tombent dans les mains de barons locaux. On en revient finalement à l'idée première de Pierre Mauroy, qui considérait que le salut de la Palestine émanerait des villes.

Il n'empêche qu'il y a quelque chose de surréaliste à observer, sur le terrain du Gouvernorat, Rania, l'ingénieure spécialiste des mobilités, Feras, l'urbaniste, et Aboud, l'animateur de patrimoine, se projeter dans le temps ; imaginer à la place des usines électriques une sorte de Tri Postal, un lieu unique qui éclairerait Naplouse d'une autre lumière que celle du conflit ; revendiquer avec conviction une certaine qualité du cadre de vie. Exactement comme dans un pays libre. « Les gens ont besoin de rêver », croit Aboud, qui, dans une autre vie, a été policier. En attendant, cela tient quotidiennement du miracle mais à Naplouse, la vie continue et les gamins affichent toujours un large sourire.

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