Parmi les dogmes qui stérilisent la pensée territoriale, vous évoquez notamment la lutte contre l’étalement urbain et la recherche de mixité, également vaines. A quoi attribuez-vous cet échec ?
La lutte contre l'étalement urbain et la mixité résidentielle comme outil du vivre ensemble sont les dogmes les plus diffusés, répétés, difficiles à critiquer. Nier ou mettre en question l’étalement urbain, c’est être obsolète, anti-écologique. Quant à la mixité, la questionner est à la limite du fascisme. Pourtant, dans les deux cas, j’ai été surpris de constater que la recherche est d’accord avec moi pour les remettre en question. L’étalement urbain démarre il y a cinquante ans, avec la loi d’orientation foncière, accélère avec les 30 glorieuses, qui formalisent un certain type de croissance, et accentue le mitage des documents de planification, à l’époque des premiers hypermarchés en région parisienne, les centres-villes qui commençaient à se vider. Dès 1963 ! Allié objectif des élus locaux, l’Etat a milité pour la propriété du logement, les hypermarchés périphériques. Aujourd’hui, l’étalement est un fait. Dire qu’il faut lutter contre, c’est ne pas accepter cette nouvelle réalité. Celle des étalés. Mais comment faire quelque chose de ce périurbain ? On parle de densifier les villes constituées, mais quid des territoires périurbains ? Préoccupons-nous de ces territoires pour les rendre plus vivables, plus vertueux en empreinte environnementale, densifions-les, renforçons des centres-bourgs, reliés au tissu urbain par des transports collectifs ou semi-collectifs adaptés, performants. Allier des agencements à la fois durables et désirables, adaptés au contexte.
Vous remettez en question l’analyse même de la séparation ville/périurbain.
Le discours de lutte contre étalement urbain se nourrit de deux analyses erronées. La première, c’est de penser que les habitants du périurbain sont tous mécontents et se considèrent chassés de la grande ville. Ce n’est pas vrai, les études le montrent, ils sont globalement contents d’habiter là où ils sont. C’est un biais ethnocentrique qui fait croire qu’ils se sentent chassés des centres-villes. L’autre biais analytique, est de penser que les périurbains dépendent du centre-ville. En réalité, dans l’aire urbaine de Bordeaux par exemple, les gens ne travaillent pas tous au centre. A l’échelle de la Gironde, la majorité des périurbains travaillent dans le périurbain où ils habitent, qui est relativement autonome, et ne travaillent pas dans la métropole. Ce constat n’enlève rien à une réflexion globale d’une différence à vivre dans le périurbain, en terme de projet et d’agencement urbain.
«La diversité, on la trouve ailleurs, dans l’espace public, les services, le lieu de travail»
Autre lieu commun que vous mettez à mal, la mixité.
La mixité résidentielle, est une ambition répétée mais qui ne trouve pas à se concrétiser. C’est, à mon sens, un objectif non pertinent par rapport à la question du vivre ensemble. Le constat de l’inefficacité des politiques en la matière fait consensus. La mixité résidentielle, qu’on la mesure à l’immeuble, à l’îlot d’immeubles ou à l’échelle du quartier est très différente : on n’obtient pas les mêmes résultats. La loi SRU et ses 25 % de logements sociaux a eu la vertu de produire plus de logements sociaux, mais n’a pas permis de mélanger les milieux, ni de fabriquer plus de mixité résidentielle : on a fabriqué des ghettos debout ! La cohabitation résidentielle exprime le souhait de côtoyer des gens qui nous ressemblent. La diversité, on la trouve ailleurs, dans l’espace public, les services, le lieu de travail.
Est-ce que la période de confinement a modifié votre point de vue ?
Ce que montre cette période, c’est que vivre tous ensemble, tout le temps, choque. La vie urbaine contemporaine ne se passe pas que dans l’habitat, mais aussi au travail, dans les loisirs. La disparition des grands intégrateurs sociaux que sont les colonies de vacances et le service national, nous a rendus plus paresseux sur le reste, comme la mixité scolaire, où se joue l’apprentissage de l’altérité. En privatisant la plupart des espaces publics de centre-ville, devenus des centres commerciaux déguisés, on a perdu les espaces ouverts à tous, des espaces publics polyvalents.
«Dans la dernière campagne des municipales, on déclinait un catalogue de solutions, toutes identiques, autour du verdissement, sans savoir pourquoi»
Vous estimez que les couples problème/solution comme les transports collectifs pour décongestionner les villes, conduisent à un retard structurel de l’action publique. Est-ce qu’il peut y avoir une autre voie, ou comment modifier la décision publique et ses outils ?
Dans le couple problème/solution, on a la solution avant le problème. Depuis 40 ans, on a une solution tramway qu’on met au service du désenclavement des quartiers, de la revitalisation centre-ville. Du coup, on évite de re-problématiser, se redemander quelle est la question. Dans la dernière campagne des municipales, on déclinait un catalogue de solutions, toutes identiques, autour du verdissement, sans savoir pourquoi. La question de la mobilité est évacuée par la fascination du matériel de transport : on parle de RER métropolitain, mais sans aborder de face le problème : trop cher, trop lent. Comme ancien chercheur, je vois bien l’intérêt des circuits courts entre recherche et action publique, cela permet de gagner du temps. On change de casting dans les débats, mais le discours reste le même. Faire bouger les lignes, innover, c’est peu vendable politiquement. Quand il faut ouvrir la boite à outils, se salir les mains, ces dogmes dont je parle, ont été fossilisés, et la méthode inchangée.
Vous citez en exemple le dogme du partage modal ?
Oui, on nous dit : "il faut partager les modes de transport et faire passer le vélo de 8 % à 18 % des déplacements". Mais cela ne dit rien sur l’évolution des systèmes de déplacement. Dans ce monde concurrentiel, on ne dit rien sur les émissions de gaz à effet de serre (GES), les kilomètres parcourus et la pollution qu’ils engendrent. Le kilomètre alimentaire ne dit pas grand-chose non plus : une fraise d’Espagne n’a pas forcément une empreinte carbone plus mauvaise qu’une fraise de Marmande (à une heure de Bordeaux). Tout dépend comment elle est amenée au marché. La fraise de Marmande peut arriver avec les 100 camionnettes à moitié vides des producteurs, à comparer à un container venant d’Espagne. Si la grande règle du transport c’est la massification des flux, le train n’est pas toujours plus écologique que la voiture : s’il y a quatre personnes dans un TER et dans une voiture par exemple. Ce sont juste des règles de trois. Il faut un aggiornamento de nos boîtes à outils.
«Les gens sont attachés à avoir plusieurs univers bien séparés par un temps de déplacement»
Vous vous attaquez au topos du travail près du domicile, que vous qualifiez d’antienne inféconde. Pourquoi ?
Durant le confinement, on a entendu que l’avantage du télétravail était de supprimer le temps entre domicile et lieu de travail. Le temps zéro serait une aspiration consensuelle. Ce n’est pas vrai. Beaucoup d’enquêtes montrent depuis longtemps, qu’une majorité de travailleurs apprécient un sas entre domicile et travail, un peu de temps entre les deux. Même sans avoir des boulots qui le mériteraient, les gens sont attachés à avoir plusieurs univers bien séparés par un temps de déplacement. La deuxième analyse erronée selon moi, est que les « pauvres » auraient des trajets longs et les « riches », non. Cela ne se passe pas comme cela. Dans les faits, les salariés peu qualifiés sont sur des bassins d’emplois de proximité, alors que les plus qualifiés vont sur des bassins d’emploi plus larges et donc avec des trajets plus long. A Marne-la-Vallée, à l’école des Ponts, où j’ai enseigné, tous les chercheurs habitaient Paris et les secrétaires sur place. Une majorité d’étudiants formés à Bordeaux trouvent leur premier boulot en région parisienne. De facto, la mobilité professionnelle est plus forte qu’à l’époque où l’on gardait un emploi pour 40 ans. Les cycles de vie familiaux sont plus bousculés et de nombreuses variables arrivent avant le travail, notamment les proximités familiales. Il est pertinent de fabriquer des quartiers de mixité fonctionnelle habitat/travail, qui permettent une proximité de hasard et rendent le quartier plus vivant avec un flux domicile/travail dans les deux sens. C’est également intéressant pour désaturer des transports collectifs.