Commande publique - Verdissement des contrats et multiplication des motifs d'exclusion : une combinaison efficace ?

Au vu des contraintes imposées aux acheteurs publics comme aux candidats, des pistes de simplification pourraient être envisagées.

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Contrats
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Le verdissement du droit de la commande publique repose sur des lois récentes, qui ont notamment instauré de nouveaux motifs facultatifs d'exclusion des marchés publics et des contrats de concession. Le but est de pousser l'ensemble des acteurs du secteur - acheteurs comme entreprises - vers une pratique plus responsable. L'approche, punitive pour les opérateurs économiques, passe par des sanctions d'exclusion des procédures de passation, ce qui pose la question de son efficacité.

Multiplication des motifs d'exclusion en matière de développement durable

Trois nouveaux motifs d'exclusion des marchés publics à la discrétion des acheteurs ont été créés en l'espace de quelques années.

Plan de vigilance. D'abord, la du 22 août 2021 permet à l'acheteur public et à l'autorité concédante d'exclure de la procédure de passation une entreprise qui ne s'est pas conformée à l'obligation d'éditer et de publier un plan de vigilance [cas d'exclusion prévu à l' (CCP) pour les marchés publics et à l'article L. 3123-7-1 pour les contrats de concession]. Ce plan est consacré par le Code de commerce (). Les entreprises concernées - de taille importante (1) - doivent y définir des mesures d'identification des risques et prévenir les atteintes graves envers l'environnement qui pourraient résulter de leurs activités.

Bilan des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, la loi Industrie verte du 23 octobre 2023 introduit un motif d'exclusion () concernant l'entreprise n'ayant pas établi le bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges) prévu par le Code de l'environnement (2).

Reporting en matière de durabilité. Enfin, l' vient transposer les dispositions de la directive « CSRD » (n° 2022/2464/UE du 14 décembre 2022), en ajoutant un nouveau motif d'exclusion concernant l'obligation de reporting en matière de durabilité, applicable à partir du 1er janvier 2026 (art. L. 2141-7-1, 2° et L. 3123-7-1, 2° CCP). Cette obligation s'applique aux petites et moyennes sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé, aux grandes entreprises, aux entreprises étrangères disposant d'une succursale en France ainsi qu'aux sociétés consolidantes d'un grand groupe (au sens des articles L. 22-10-36, L. 230-1, L. 232-6-3 et -4 et L. 233-28-4 et -5 C. com.). Le reporting doit comporter des informations permettant de comprendre les incidences de l'activité de la société concernée sur les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernement d'entreprise.

Contraintes et interrogations résultant du foisonnement de motifs d'exclusion

La multiplication des motifs d'exclusion ne va pas sans contraintes, pour les opérateurs économiques comme pour les acheteurs.

Assèchement et distorsion de concurrence. Ainsi, une application trop stricte de ces cas par les acheteurs pourrait - au moins dans un premier temps - limiter le nombre de candidats participant à la procédure de passation et donc assécher artificiellement la concurrence. L'utilisation de ces motifs pourrait conduire à écarter des entreprises autrement aptes à satisfaire le besoin de l'acheteur ou à apporter des innovations.

   On peut se demander si la multiplication des exclusions ne vient pas diluer leur utilité en n'incitant pas à les utiliser.

Dans un contexte où l'UE s'est dotée de dispositions visant à lutter contre les distorsions causées dans les contrats de commande publique par les contributions financières étrangères ( du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur), cette approche française, qui rend plus difficile l'accès aux marchés publics nationaux, y compris pour les entreprises hexagonales, apparaît asymétrique.

Empilement de contrôles. Au-delà des difficultés rencontrées par les opérateurs économiques, ces motifs d'exclusion exercent de fortes contraintes sur les acheteurs. Ces derniers sont d'abord encouragés à faire preuve de vigilance vis-à-vis de la documentation fournie par les entreprises. Désormais, en ligne avec le droit de l'Union européenne (directive marchés publics 2014/24/UE art. 57.6 et directive concessions 2014/23/UE art. 38. 9), ils ont également l'obligation de mettre les entreprises en mesure de s'expliquer et de fournir des preuves des actions mises en œuvre pour régulariser une situation d'exclusion, avant que celle-ci puisse être décidée.

Mais ce phénomène reflète, selon l'avis portant sur la loi Industrie verte rendu par la commission des lois du Sénat (3), « une certaine forme d'instrumentalisation de la commande publique ». Il a pour effet, selon le professeur François Lichère, « d'assurer “l'enforcement” de règles qui lui sont largement étrangères, à commencer par le droit du travail ou le droit fiscal » (4). Leur respect est en effet déjà assuré par un contrôle des acteurs privés et publics. D'une part, tout acteur privé justifiant d'un intérêt à agir a la possibilité de saisir le juge afin qu'il soit enjoint à une entreprise d'établir un plan de vigilance (). D'autre part, les acteurs publics exercent un contrôle à travers leur pouvoir de sanction. Par exemple, l' prévoit une amende de 50 000 euros maximum en cas de manquement de transmission du Beges par un opérateur économique soumis à cette obligation, portée à un montant n'excédant pas 100 000 euros en cas de récidive. L'amende est infligée par le préfet de région et le président du conseil régional, également chargés de coordonner la collecte des données, de réaliser un état des lieux et de vérifier la cohérence des bilans.

Peut-on se demander si la multiplication des exclusions, en plus des sanctions précitées, ne vient pas diluer leur utilité en n'incitant pas à les utiliser ? Pour Jean-Yves Roux, sénateur et rapporteur de la commission des lois, « les motifs d'exclusion dits “à l'appréciation de l'acheteur” ne sont […] jamais utilisés, vraisemblablement par crainte de futurs contentieux » (5).

Manque de moyens. Au-delà d'une crainte, plutôt surestimée, du contentieux, il semble que divers facteurs peuvent expliquer l'utilisation anecdotique des cas d'exclusion à l'appréciation de l'acheteur relatée dans l'avis de la commission des lois.

D'abord, les pouvoirs adjudicateurs manquent de moyens, qu'ils soient humains ou matériels, pour systématiquement procéder au contrôle des exclusions. En effet, il peut être avancé que le foisonnement des cas d'exclusion entraîne un alourdissement des procédures de vérification au stade des candidatures aux contrats de la commande publique. Sur le terrain, ces difficultés de mise en œuvre sont déjà identifiées par les acheteurs. Arnaud Latrèche, vice-président de l'Association des acheteurs publics (AAP), estime effectivement que « ce n'est pas aux collectivités territoriales de vérifier que les opérateurs respectent l'ensemble des mesures que l'Etat leur impose » mais à l'Etat, afin de ne pas alourdir la tâche de l'acheteur public (6).

La commission des lois exprime ces craintes au titre de l'édiction du plan de vigilance et du Beges. Elle anticipe à ce titre que les acheteurs et autorités concédantes se contenteront d'une déclaration sur l'honneur ou d'un simple contrôle de l'existence d'un tel document. Ceux qui voudront conduire une analyse profonde seront confrontés aux difficultés qui l'accompagnent.

Effectivement, pour n'évoquer que le plan de vigilance, il est impossible pour les acheteurs publics de connaître aisément les entreprises soumises à l'obligation d'établir un tel document, afin d'en contrôler le respect.

Non seulement l'identification des liens entre toutes les sociétés d'un groupe peut être difficile, mais il n'existe pas de liste officielle. Il est impossible de savoir quelles entreprises sont soumises à quelle(s) obligation(s), et lesquelles les respectent effectivement au moment de l'examen des candidatures et des offres.

Le rapport d'évaluation de la loi relative au devoir de vigilance () relève d'ailleurs cette difficulté et indique que « […] aucun service de l'Etat ne dispose actuellement de l'intégralité des informations nécessaires pour déterminer si la loi s'applique à telle ou telle société » (7).

La création de nouveaux motifs d'exclusion concernant ces obligations semble alors faiblement prescriptive et paraît ne recouvrir qu'une dimension incitative, plutôt qu'obligatoire.

   Il est impossible de savoir pour les acheteurs publics quelles entreprises sont soumises à quelle(s) obligation(s).

Pistes de simplification

Certaines difficultés rencontrées dans l'application des exclusions actuelles pourraient être atténuées, notamment dans le contrôle du respect des obligations en matière de documentation environnementale.

Plateforme, passeport. Pour encourager les acheteurs publics à se saisir des motifs d'exclusion à leur appréciation, il est nécessaire qu'ils aient une vue d'ensemble des obligations auxquelles les opérateurs économiques sont assujettis. A ce titre, la mise en place d'une plateforme publique concernant ces obligations imposées aux entreprises (plan de vigilance, Beges, etc. ) permettrait de vérifier que chaque candidat à un contrat public remplit effectivement les critères de sélection concernés.

Dans la continuité de cette démarche de simplification de l'information, il serait possible de créer un « passeport » d'accès à la commande publique, délivré par les autorités compétentes après s'être assurées du respect de l'entièreté des obligations auxquelles sont soumises les entreprises qui le demandent (8).

Marchés ciblés. Parallèlement, certaines exclusions pourraient n'être applicables que pour les seuls marchés où les externalités environnementales sont les plus lourdes, en observant par exemple le coût du cycle de vie du contrat ou la pollution engendrée par son exécution. On peut observer que cette approche serait rendue possible par l'article 36 de la , qui prévoit que : « Au plus tard le 1er janvier 2025, l'Etat met à la disposition des pouvoirs adjudicateurs des outils opérationnels de définition et d'analyse du coût du cycle de vie des biens pour les principaux segments d'achat. Ces outils intègrent le coût global lié notamment à l'acquisition, à l'utilisation, à la maintenance et à la fin de vie des biens ainsi que, lorsque c'est pertinent, les coûts externes supportés par l'ensemble de la société […]. »

La CJUE veille

Au-delà des aspects environnementaux, la jurisprudence européenne récente concernant la procédure de passation semble encourager l'utilisation des motifs d'exclusions facultatifs, ou tout du moins assurer leur pérennité dans le cadre juridique communautaire. Ainsi, en matière de comportements anticoncurrentiels, le pouvoir adjudicateur, s'il dispose d'indices sérieux de comportements susceptibles de fausser les règles de concurrence dans le cadre d'une procédure de passation, peut exclure les candidats concernés (art. 57, 4, d, de la et ). Pour la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, 21 décembre 2023, C-66/22), la directive marchés publics s'oppose à une réglementation nationale limitant cette possibilité d'exclusion ou confiant son application à la seule autorité nationale en charge de la concurrence.

Il est possible de se demander si la CJUE adopterait la même approche en matière d'exclusions motivées par des motifs environnementaux, au regard notamment des conséquences que leur application stricte pourrait avoir sur la concurrence.

Ce qu'il faut retenir

  • Des lois récentes ont introduit dans le Code de la commande publique de nouveaux motifs facultatifs d'exclusion des marchés publics et des concessions afin de promouvoir des pratiques plus vertes et responsables. Elles ont trait aux obligations des entreprises relatives au plan de vigilance, au bilan des émissions de gaz à effet de serre et au reporting en matière de durabilité.
  • Cependant, la multiplication de ces exclusions facultatives fait peser des contraintes sur les acteurs, sans que l'efficacité du dispositif soit totalement garantie.
  • Des mesures telles que la création d'une plateforme publique permettant de vérifier l'assujettissement des entreprises aux obligations et leur respect pourrait simplifier l'application de ces exclusions.

(1) Sont concernées les entreprises qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé en France, ou au moins 10 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé en France ou à l'étranger. (2) L'article 229-25 du Code de l'environnement rend obligatoire l'établissement d'un Beges pour les services de l'Etat, les collectivités territoriales de plus de 50 000 habitants, tout établissement public ou autres personnes morales de droit public de plus de 250 agents ainsi que toute entreprise employant plus de 500 personnes. (3) Avis n° 725 (2022-2023). (4) F. Lichère, « La commande publique dans le projet de loi pour une industrie verte », ADJA, n° 23, 3 juillet 2023, p. 1210. (5) Audition de mai 2023, en commun avec les commissions des finances et de l'aménagement du territoire et du développement durable, de Bruno Le Maire et Roland Lescure dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à l'industrie verte. (6) « Industrie verte : les acheteurs publics sur leur faim », Gabriel Zignani, lagazettedescommunes. com, 30 mai 2023. (7) Evaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, janvier 2020, p. 18. (8) Comme suggéré par Arnaud Latrèche (cf. note 6).

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