Jurisprudence

Didier Casas, commissaire du gouvernement au Conseil d’Etat Un nouveau recours qui préserve la sécurité juridique des contrats publics

Dans un arrêt « Tropic travaux signalisation » du 16 juillet 2007, le Conseil d’Etat vient de créer un nouveau recours au profit des concurrents évincés lors de la passation d’un contrat public. Le commissaire du gouvernement dans cette affaire, Didier Casas, maître des requêtes, professeur associé à la faculté de droit de Poitiers et membre du comité de rédaction de la revue « Contrats Publics »*, nous explique comment appréhender cette nouvelle voie de droit.

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Marchés publics
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2007/07/16N°291545

Pouvez-vous préciser pour nos lecteurs le contexte de la décision « Tropic travaux signalisation » ?

Le contexte de cette décision est double. Il y a, incontestablement, un contexte de droit communautaire. Il s’agit tout d’abord de l’arrêt du 18 juillet 2007 de la Cour de justice des Communautés européennes, doublé du projet de directive Recours en cours d’adoption. Le droit communautaire énonce l’idée selon laquelle la signature d’un contrat ne marque pas nécessairement le terme de toute procédure contentieuse.

Le deuxième élément de contexte est une sorte de réflexion autocritique du Conseil d’Etat sur sa propre jurisprudence. Après un siècle, on en était arrivé à un niveau de subtilité difficilement justifiable. Ainsi, la jurisprudence sur les actes détachables était et demeure parfaitement impressionnante sur le plan intellectuel mais, mêlée avec celle sur les pouvoirs du juge de l’exécution, elle devenait difficilement soutenable.

Dernier élément de contexte : depuis un certain nombre d’années, la jurisprudence du Conseil d’Etat est très fortement marquée par le principe de sécurité juridique. Tout le monde a intérêt à la sécurisation des contrats : les pouvoirs adjudicateurs, les opérateurs économiques et, j’allais dire, le juge aussi.

Il fallait trouver une issue permettant de sortir les contrats de l’incertitude contentieuse trop durable dans laquelle ils étaient maintenus du fait de la jurisprudence antérieure à la décision « Tropic ».

Quel est le champ d’application de la décision « Tropic » ?

Trois éléments de réponse. Premièrement, cette nouvelle voie de droit ne concerne que les contrats administratifs.

Deuxièmement, le champ d’application est plus large que celui des seuls marchés publics, mais il ne s’étend pas à tous les contrats administratifs. Ce nouveau recours vise tous les contrats que j’appelle « à procédure », c’est-à-dire tous les contrats conclus à l’issue d’une procédure dans laquelle il y a eu des concurrents évincés. Cela signifie que les contrats qui ne sont pas conclus à l’issue d’une procédure parce qu’ils n’avaient pas à l’être ne sont a priori pas concernés. En revanche, ceux qui auraient dû être conclus après une procédure mais qui ne l’ont pas été me paraissent devoir entrer dans le champ de ce nouveau recours. Concrètement, on devrait donc trouver dans le champ d’application de la décision « Tropic » les marchés publics, les contrats de partenariat, les contrats sectoriels de type LOPSI ou LOPJ, les conventions de délégation de services publics, les concessions d’aménagement, etc.

En troisième lieu, la question demeure ouverte pour les conventions domaniales. En l’état actuel du droit national, ces contrats peuvent être conclus sans mise en concurrence : ils n’ont donc, a priori, pas de raison d’être concernés par le nouveau recours. Il reste qu’un certain nombre d’entre eux est conclu dans ce cadre concurrentiel, spontanément mis en œuvre par la collectivité publique. C’est sans doute une bonne chose, au moins pour les conventions qui concernent des infrastructures essentielles. Mon avis est que les conventions domaniales de cette dernière catégorie entrent sans doute dans le champ du nouveau recours. Selon une jurisprudence très classique en effet, une personne publique qui choisit de se soumettre à une procédure doit l’appliquer complètement.

Tout cela, évidemment, reste à juger et n’engage que moi, comme tout ce que je vous dis aujourd’hui d’ailleurs !

Qui peut intenter ce nouveau recours ?

J’avais proposé à l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat d’admettre le recours de tous les tiers susceptibles de se prévaloir d’un droit patrimonial lésé. Cela englobait les concurrents évincés mais aussi, dans certaines situations, les usagers du service public par exemple, ou d’autres tiers. Je n’ai pas été suivi sur ce point. L’arrêt limite donc le nouveau recours aux seuls « concurrents évincés ».

Comment peut-on appréhender la notion de « concurrent évincé » dans l’accord-cadre ?

Dans les accords-cadres, il y a deux niveaux de mise en concurrence. Au stade de la passation de l’accord d’abord, au stade des marchés qui en sont issus ensuite (du moins dans le cas général). A mes yeux, l’accord-cadre constitue la principale innovation du Code 2006 : c’est un outil moderne et intelligent pour l’achat public. Il ne faudrait pas que le recours « Tropic » soit compris et utilisé comme une machine de guerre contre lui. Il faudra rapidement éclairer la question en préservant le plus possible la sécurité des contrats.

Comment s’apprécie l’intérêt à agir ?

L’arrêt « Tropic » ouvre un recours de plein contentieux et non pour excès de pouvoir. En conséquence, le requérant doit démontrer qu’il souffre d’un droit lésé. Mais on peut assez aisément affirmer qu’en principe un concurrent évincé dispose toujours d’un droit lésé. Il y a, du moins, une forte présomption.

La question, à mon sens, va plutôt se poser dans les termes suivants : qu’est-ce qu’un concurrent évincé ? Pour être plus clair, est-ce qu’on peut considérer qu’un opérateur ayant simplement téléchargé ou reçu par voie postale un dossier de consultation des entreprises (DCE) est un concurrent évincé si, par la suite, il n’a pas participé à la procédure ? Là encore, ce point devra être tranché.

Quels sont les délais de ce nouveau recours ?

Le délai pour former le recours, clef de voûte du dispositif, est de deux mois, ce qui est bref. Là encore, il s’agit de privilégier la sécurité juridique des contrats publics. Il est applicable même si le contrat a pour objet des travaux publics et ce, par dérogation aux dispositions du Code de justice administrative.

Le délai de deux mois court à compter du moment où la « mesure de publication appropriée » prévue par l’arrêt a été effectuée. L’arrêt n’utilise pas, volontairement je pense, une terminologie trop fermée pour définir les mesures de publicité.

Cela se comprend : ce recours ne concerne pas que les marchés publics pour lesquels existent les avis d’attribution. Il s’applique aussi à d’autres contrats, comme les délégations de service public, dans lesquels l’équivalent des avis d’attribution n’existe pas. Il appartient donc à l’administration de déterminer au cas par cas le support juridiquement le plus efficace pour informer les intéressés. Rien ne doit être exclu a priori : pour les petits marchés, un affichage peut suffire, un avis de signature en quelque sorte ; d’où l’expression utilisée dans l’arrêt : « notamment au moyen d’un avis ». Mais pour les contrats plus importants, la publication d’un avis sera nécessaire.

S’agissant des avis d’attribution pour les marchés publics, le recours « Tropic » imposera peut-être une adaptation des formulaires de saisie pour que ceux-ci correspondent au mieux à ce qui est mentionné dans l’arrêt.

Va-t-il falloir désormais attendre deux mois avant de commencer à exécuter un marché ou un autre contrat public ?

Jamais personne ne l’a prétendu en ce qui concerne le recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables, ou le déféré préfectoral contre les contrats ! Pourquoi en irait-il autrement pour le recours « Tropic » ? Il n’y a aucune raison d’attendre l’arme au pied que le délai expire pour commencer à exécuter le marché.

Le recours « Tropic » peut être assorti d’un référé-suspension. Comment cela se passe-t-il ? Comment se combine le nouveau recours avec les autres, et notamment avec le référé précontractuel ?

Le référé-suspension peut être demandé à l’appui d’une requête « Tropic ». Le référé précontractuel et le recours pour excès de pouvoir demeurent, en parallèle. Ils ne vont pas disparaître. Mais, après la signature du contrat, le recours « Tropic » peut prendre le relais pour contester la validité du contrat. Lorsque le délai de deux mois aura expiré, le contrat sera à l’abri. En ce sens, on peut dire que le recours ouvert par l’arrêt « Tropic » accroît le degré de sécurité des contrats publics.

En cas de référé-suspension, soit le juge ordonne la suspension, soit il ne l’ordonne pas. Dans le premier cas, les parties seront fixées tout de suite sur l’avenir du contrat et n’auront pas à attendre plusieurs années, comme c’est le cas actuellement, avant de se rendre compte que leur contrat est nul. Dans le second cas : si le juge des référés ne constate aucun doute sérieux quant à la validité du contrat, cela sera de nature à rassurer grandement les parties quant à une éventuelle issue contentieuse. Bien sûr, le jugement au fond peut être contraire à l’opinion première du juge du référé mais, dans la plupart des hypothèses, la position du juge lors du référé sera de nature à éclairer rapidement les parties sur le sens de la décision à intervenir.

Quels sont les pouvoirs du juge ?

Les pouvoirs du juge sont les plus étendus puisqu’il s’agit d’un recours de pleine juridiction et non pas d’un recours pour excès de pouvoir. L’idée est de ménager la plus grande souplesse possible. L’arrêt précise ce que sont les pouvoirs du juge. Il peut les utiliser après avoir pris en considération l’illégalité éventuellement commise. Il peut ainsi ordonner une régularisation par les parties ou accorder une indemnité au concurrent évincé, le tout sans nécessairement annuler le contrat. Le principe est de permettre au juge de réparer les conséquences d’une illégalité à l’égard du concurrent évincé, sans pour autant remettre en cause l’exécution d’un contrat nécessaire à la satisfaction de l’intérêt général.

Comprise de cette manière, cette nouvelle voie de recours offre sans aucun doute davantage de sécurité juridique aux parties que tout ce qui existait jusque-là. C’est, par ailleurs, un message qui s’adresse aux juges, dont la jurisprudence « IRD » a déjà fait état en 2003 (CE 10 décembre 2003, « Institut de recherche pour le développement ») : il faut moduler la sanction en appréciant son effet sur l’intérêt général.

C’est la première fois que le Conseil d’Etat module les effets d’un jugement dans le temps : il décide que son arrêt « Tropic » n’affectera pas les contrats dont la procédure est déjà engagée à la date à laquelle il a été rendu. Quelles sont vos observations sur cet aspect de la décision ?

L’arrêt prévoit que, exception faite des actions contentieuses demandant l’annulation d’un contrat et qui auraient été engagées avant l’arrêt, ce nouveau recours ne sera ouvert que pour les contrats dont la procédure de passation a été engagée après la lecture de l’arrêt, le 16 juillet 2007. C’est la première fois que le Conseil d’Etat décide qu’il est possible de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence. Il faut voir dans cette innovation très importante sur le plan théorique la manifestation d’une volonté très forte de la part du juge administratif suprême : assurer le développement d’une voie de droit efficace sans prendre les opérateurs économiques par surprise. Contrairement à ce que l’on dit parfois, le juge ne se désintéresse pas des conditions d’application de ses décisions. C’est sa façon à lui d’être responsable et moderne !

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