Interview

«Il est essentiel de sensibiliser les habitants à une nature en profond changement», Eric Daniel-Lacombe, architecte et urbaniste

A l’occasion de la date anniversaire de la tempête Alex qui a frappé, le 2 octobre 2020, les vallées de la Roya, la Tinée et La Vésubie, dans les Alpes-Maritimes, Eric Daniel-Lacombe, architecte et urbaniste, professeur titulaire de la chaire « Nouvelles urbanités face aux risques naturels : des abris ouverts » à l’Ensa de Paris-La Villette, revient sur sa vision de l’aménagement dans un contexte de changement climatique.

Depuis le projet de Romorantin-Lanthenay, dans le Loir-et-Cher, aménagé en fonction d’une crue centennale, il travaille à renouer le dialogue entre l’architecture et la nature et ainsi permettre aux habitants de mieux faire face aux événements climatiques extrêmes. Cette expertise l’a mené dans les Alpes-Maritimes, au Québec et plus récemment à Trèbes, dans l’Aude. Il est par ailleurs membre du groupement formé par les agences Jakob+MacFarlane et Martin Duplantier pour dessiner le pavillon français de la Biennale de Venise 2025.

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Eric Daniel-Lacombe, architecte et urbaniste
Eric Daniel-Lacombe, architecte et urbaniste, professeur titulaire de la chaire « Nouvelles urbanités face aux risques naturels : des abris ouverts » à l’Ensa de Paris-La Villette.

Sollicité par les services de l’Etat, vous avez animé en 2022 plusieurs ateliers pour faire comprendre aux élus des vallées sinistrées de l’arrière-pays niçois l’urgence à changer de paradigme. En quoi a consisté votre mission ?

Pour remédier aux effets de la catastrophe qui avait frappé les vallées en amont de Nice et de Menton, l’Etat avait chargé le préfet Xavier Pelletier de superviser la reconstruction de manière résiliente. Alors que les travaux de génie civil étaient en voie d’achèvement, j’ai été retenu en juillet 2021 avec l’hydraulicien Vincent Koulinski, à la suite d’un appel d’offres national, pour compléter l’action de l’Etat en vue d’élaborer des schémas de principe d’aménagement de dix villages sinistrés des vallées dans le contexte de l’après-tempête Alex(1). La méthode itérative, mise en place via une série de trois ateliers dans chaque commune, réunissant le maire, son adjoint, Xavier Pelletier et le directeur adjoint de la DDTM [Direction départementale des territoires et de la mer, NDLR], visait à chercher les actions prenant en compte à la fois la prudence de l’Etat et l’envie des maires de retrouver une habitabilité.

Elle a consisté à conduire une exploration, le crayon à la main, des possibilités d’aménagement tenant compte des contraintes hydrauliques. Cette coopération maïeutique a permis en moins de cinq mois de débloquer toutes les situations empêchant un aménagement urbain des zones sinistrées.

Cela a-t-il abouti ?

Malheureusement, alors que ma mission s’achevait à l’été 2023, Xavier Pelletier a été appelé à de nouvelles fonctions. La dynamique, basée sur une coopération entre les services de l’Etat, le département des Alpes-Maritimes et les communes, s’est arrêtée. Je l’explique par la division des responsabilités au niveau local et national, ainsi que par la multiplicité des intérêts privés dans les communes. Or, dans les situations de crise provoquées par des catastrophes naturelles, la coopération constitue une condition nécessaire à la conduite d’actions de remédiation, inévitablement longues. Cela suppose que les services de l’Etat ne soient pas seulement les gardiens de la règle, mais participent aussi à la construction de projets d’aménagement en tenant compte des attentes au niveau local.

Avant d’intervenir dans les vallées touchées par la tempête Alex, vous avez joué le même rôle d’intermédiaire entre le groupe Casino, propriétaire d’un foncier, et la Ville de Mandelieu-la-Napoule, dans les Alpes-Maritimes, dont une grande partie du territoire est aujourd’hui inconstructible suite aux inondations mortelles de 2015 et de 2019. Quel est le stade d’avancement de l’opération Vergers de Minelle(2) ?

En effet, j’ai été appelé en 2021 par Sébastien Leroy, le maire de la commune, qui craignait que le PPRI [Plan de prévention du risque inondation, NDLR] en cours d’élaboration pour sa commune, en interdisant la construction en zone inondable, n’empêche de protéger les habitants du retour prévisible d’inondations par le fleuve côtier le Riou. Je lui ai proposé de chercher, en collaboration étroite avec les services de l’Etat et avec le soutien technique de l’hydraulicien Bernard Couvert, des aménagements dans trois secteurs de la commune : les vergers de Minelle, le golf historique et le centre ancien de La Napoule. A l’issue de ces études, le directeur du golf a découvert la possibilité d’améliorer son parcours tout en le protégeant de l’inondation. Le groupe Casino, de son côté, a vendu en juillet 2021 les près de 14 hectares des vergers de Minelle à la commune. Le projet est d’y aménager un parc public qui servira de bassin d’écrêtement des crues du Riou, protégeant ainsi toute la zone côtière de la commune. Pour l’heure, les travaux n’ont pas débuté. Le maire met en cause les injonctions contradictoires de l’Etat. En effet, la commune est déclarée commune carencée car ne respectant pas la loi SRU. En même temps, le PPRI rend 80 % de la commune inconstructible.

Vous avez reçu le grand prix de l’aménagement en 2015 pour le quartier conçu sur le site des usines automobiles à Romorantin-Lanthenay, dans le Loir-et-Cher. Un des premiers exemples d’urbanisation de terrains inondables faisant avec l’eau ? Quels en sont les points saillants ?

Le projet a été initié en 2007 par la commune pour redonner une nouvelle vie au site historique de l’usine Matra fermée quelques années plus tôt. Cela répondait au souhait du maire de conforter son centre-ville. Après avoir remporté le concours d’architecture, je me suis intéressé aux enjeux classiques : la pollution, le patrimoine, la commercialisation des logements, etc. La prise en considération du risque inondations de la rivière Sauldre arrive plus tard, suite à la convocation par la sous-préfète de l’époque. En effet, l’Etat anticipe la possibilité d’une crue centennale d’1,20 m auquel il faut ajouter 30 cm par précaution. Guidé par les règles imposées par l’Etat, mon dessin évolue dans le sens de l’eau : seul 20 % de la surface est constructible, le reste étant dédié à la rivière. Avec le concours de l’hydraulicien Benoît Lacombrade, j’ai proposé d’implanter les voiries et les bâtiments pour qu’ils forment, en période d’inondation, un lit secondaire de la rivière. A la prise en compte du risque d’inondation se sont ajoutées les exigences relatives à la protection des monuments historiques.

Un dialogue s’est instauré pour trouver une solution. Le promoteur, à l’origine du projet, a déclaré forfait, mais le maire lui a trouvé des remplaçants. L’architecte des bâtiments de France a révisé ses exigences tout en sauvegardant l’essentiel de ses intentions de conservation. La DDT [Direction départementale des Territoires, NDLR] a exigé que le niveau de protection soit de 30 cm supérieur à la limite imposée par le PPRI mais, en même temps, elle a autorisé l’application d’un mode de calcul des surfaces constructibles à la surface du quartier étendu à la zone inondable non constructible en amont.

Quels enseignements en tirez-vous ?

Après l’inondation de 2016, la plus grave connue à Romorantin depuis plus de 500 ans, l’eau est montée doucement à un niveau de 5 cm en dessous des premiers planchers, puis est redescendue rapidement. Aucun logement n’a été inondé. Trois jours après l’événement, le quartier était aussi propre qu’avant. Le parc public et le bassin de rétention ont joué leur rôle en ralentissant la crue, laissant le temps aux habitants de prendre leurs précautions.

J’en tire deux enseignements principaux. Tout d’abord, aménager les quartiers inondables consiste à faciliter les régulations naturelles des cours d’eau. Ensuite, il est essentiel de sensibiliser les habitants à une nature en profond changement. Il leur faut apprendre à vivre autrement avec elle et à en apprécier les nouvelles manifestations, comme les Egyptiens pendant des millénaires ont pu apprécier les bienfaits des inondations du Nil. Au-delà de l’architecture, c’est la « culture de la prudence » développée avec et par les habitants qui permet à un quartier d’être résilient. Faire preuve de prudence, observer le mouvement de la nature, cultiver la mémoire des catastrophes passées, constituent en somme une bien meilleure protection qu’une digue qui donne l’illusion d’être protégé ad vitam æternam.

Votre approche a intéressé le gouvernement canadien. Que vous a-t-on demandé ?

Isabelle Thomas, professeure d’urbanisme de l’université de Montréal, m’a fait venir au Canada à l’automne 2023 Elle m’a aidée à publier le livre(3) exposant mes méthodes de travail et à les présenter à l’université. Elle m’a aussi fait rencontrer des responsables d’administration du Québec et un élu municipal. Avec ce dernier, accompagnés des responsables de l’administration, nous avons exploré les problèmes posés par les inondations dans sa commune de Saint-André-d’Argenteuil. Il est apparu qu’il existait des possibilités d’aménagement. Mais, il faut être présent sur place pour conduire une démarche maïeutique. Le Canada est trop loin pour que je puisse le faire. Je souhaite qu’Isabelle Thomas s’approprie mes démarches et les adapte au contexte de cette partie de l’Amérique du Nord. Je pense que le gouvernement du Québec pourrait adopter des attitudes plus incitatives que réglementaires. Au Canada, la caisse hypothécaire du logement avait lancé, il y a plus de trente ans, un programme qui permettait à des familles avec des revenus moyens de bénéficier de son aide pour acheter un terrain et financer la construction de petits lotissements (environ 30 à 50 familles) à plusieurs conditions. Les opérations devaient compter 20 % de familles en dessous du niveau de pauvreté. Par ailleurs, elles s’engagent toutes à gérer collectivement leur logement. Ces mesures incitatives ont permis, plus que les règlements, l’intégration sociale. Voilà ce que j’ai pu partager avec mes interlocuteurs canadiens.

Suite aux inondations de 2018 à Trèbes, dans l’Aude, vous avez dévoilé, lors d’une réunion publique, le 11 septembre, votre projet de parc des berges de l’Aude. Que proposez-vous ?

Cela découle du même principe. On laisse sa place à l’eau, on ne prétend pas la dominer ni la canaliser. On enlève simplement les volumes de terre qui l’empêchent de circuler paisiblement.

Concrètement, le projet, conçu avec Yann Comeaud, hydraulicien pour le compte du Syndicat mixte des milieu aquatiques et des rivières (Smmar), consiste à creuser et à remodeler en pente douce, en aval d’un pont, là où se trouvaient la piscine et le camping, mais aussi en amont, en lieu et place d’un lac. Les volumes de terres retirés feront office de zone d’expansion des crues, limitant les débordements. Pour diriger l’eau vers cette zone sans qu’elle ne déborde dès l’amont, une butte sera créée derrières les Arènes, avant le coude formé par l’Aude. Cette démarche a pu aboutir grâce à la concorde entre l’Etat et la commune.

(1) Par exemple, à Saint-Martin-Vésubie, commune durement frappée par la tempête Alex avec 90 maisons détruites et 70 à démolir, les échanges ont abouti au projet de trois hameaux de 15 maisons chacun aménagés à La Mério, sur la rive droite du Boréon, en amont du village. Construit dans le respect de la pente, vu de la rivière, l’ensemble apporte un équilibre visuel avec la rive opposée du ruisseau, où le tissu urbain est beaucoup moins dense.

A Breil-sur-Roya, la proposition a consisté à créer un parc tout au long de la rivière et à construire des parkings-silo palliant le manque de stationnement et permettant une transparence hydraulique.

Sur la base de ces propositions, l’Etat va transmettre aux communes concernées des documents qui formaliseront les projets en intégrant les points réglementaires à prendre en considération afin de permettre aux maires de les faire entrer dans une phase opérationnelle.

(2) La Ville de Mandelieu la Napoule a connu une très forte urbanisation dans les années 1950 jusqu’aux années 1990, avec de nombreux impacts sur l’artificialisation des sols, les inondations, incendies ou submersions. Traversée par deux cours d’eau impétueux et reconnue « Territoire engagé pour la Nature » l’an dernier, la commune entend préserver le cadre de vie et réduire les risques d’inondation. Son maire, Sébastien Leroy, souhaite « réorganiser la cité et réécrire ses principes d’urbanisation ». Pour cela, la commune a acheté au groupe Casino 14 hectares en cœur de ville afin de les transformer en zone d’expansion de crue et ainsi protéger les habitants de l’aggravation des inondations. Elle mobilise près de 100 millions d’euros sur la période 2020-2026 pour la mise en œuvre de son programme baptisé « La Canopée urbaine » : élargissement du Riou, construction d’un ouvrage de ralentissement des crues et renaturation des berges afin de sauvegarder la biodiversité. Accompagnée par l’agence de l’eau, la Ville a déjà engagé 25 millions d’euros en achat foncier.

(3)« Vers une architecture pour la santé du vivant », mai 2023 ; 192 p. ; Les Presses de l’Université de Montréal.

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