Que teniez-vous à affirmer, ou réaffirmer, en publiant ce livre pour le 15e anniversaire d’Une Fabrique de la Ville ?
Cet ouvrage est l’occasion de rappeler ce que nous pensons être les défis majeurs pour la ville et les territoires. Depuis le départ, nous sommes convaincus qu’il est nécessaire de voir à plus grande échelle que les opérations d’aménagement classiques, à l’échelle d’un quartier, et qu’il faut dézoomer pour envisager l’échelle territoriale. D’autre part, nous pensons davantage faire œuvre utile quand nous intervenons sur des territoires à fort enjeu social.
Ainsi, nous avons démarré notre activité avec des collaborations, toujours en cours aujourd’hui, sur la transformation du bassin minier dans le Nord, notamment autour de Lens, à l’occasion de l’ouverture de l’antenne du Louvre, et avec Plaine Commune [collectivité créée en 2000, devenue Etablissement public territorial (EPT) qui aujourd’hui rassemble neuf communes de Seine-Saint-Denis, NDLR.]
«Un grand manque»
Depuis votre création, la prise de conscience des enjeux climatiques a-t-elle changé la donne ?
Nous travaillions depuis longtemps avec des experts engagés sur les sujets environnementaux mais nous n’avions pas forcément une vision complète des enjeux. Elle est apparue petit à petit et, parfois, de manière implicite. Ainsi, en travaillant sur Euralens à partir de 2009, nous avons rapidement considéré que le bon élément de lecture de ce territoire était le paysage et que, par conséquent, le mandataire de la maîtrise d’œuvre urbaine devait être un paysagiste. Michel Desvigne a alors été désigné.
Mais à ce moment-là, nous n’avions que partiellement conscience des bénéfices de ce choix en termes de désimperméabilisation, de biodiversité ou de lutte contre les îlots de chaleur… Aujourd’hui, que les urbanistes et les spécialistes du développement durable travaillent de pair pour concevoir les stratégies territoriales est une évidence.
Vous avez ouvert en 2008 et nous sommes en 2023. Votre prise en compte de la question environnementale n’est-elle pas arrivée tardivement ?
On peut estimer qu’elle a été tardive pour l’ensemble des acteurs, dont nous. Beaucoup n’y sont d’ailleurs pas encore parvenus. Au sein d’Une Fabrique de la Ville, nous avons renforcé les compétences de l’équipe en la matière. Mais, nous estimons aussi que pour les enjeux environnementaux tels qu’ils sont actuellement posés, il demeure un grand manque.
Aujourd’hui, toute la société est guidée par des impératifs d’échelles différentes : d’une part, la trajectoire globale, mondiale, telle qu’elle est transcrite dans les Accords de Paris par exemple, et d’autre part, les injonctions d’ordre personnel comme limiter sa consommation de viande, ne plus prendre l’avion, etc. Entre les deux, c’est le vide !
Pourtant, nous sommes convaincus que les territoires doivent apporter leur propre réponse. Et je ne parle pas de projets urbains exemplaires à l’échelle d’un quartier, comme peut l’être le Village des Athlètes des Jeux olympiques et paralympiques de 2024, sur lequel nous travaillons depuis le dossier de candidature. Là encore, il faut dézoomer et agir à l’échelle du grand territoire, d’une ville ou d’une agglomération.
Enfin, prendre en considération cette urgence environnementale nous a aussi menés à réfléchir à une question pour nous cruciale : comment établir un juste équilibre entre les enjeux de la ville durable et ses besoins sociaux ? Et faire en sorte que la priorité environnementale n’aggrave davantage pas les inégalités ?
Sur le principe, le développement durable suppose déjà de prendre en compte à la fois l’écologie, l’économique et le social…
A l’origine, c’était conceptuellement le cas. Mais la gravité de la situation climatique fait que nous sommes désormais contraints à l’hyper-performance environnementale. Des objectifs quantifiés ont été fixés à l’horizon 2050 et il faut les atteindre. Si bien que certains slogans sont énoncés, tel que «le meilleur mètre carré est celui qu’on ne construit pas.» Nous ne croyons pas à de telles injonctions simplificatrices.
«Notre préoccupation est de parvenir à tracer une trajectoire environne- mentale qui soit humainement soutenable.»
— Guillaume Hébert
L’essentiel de la ville existe en effet, mais nous pensons qu’en certaines circonstances, tous les mètres carrés ne sont en réalité pas encore là et que pour répondre à des nécessités de transformation de la ville, il faut continuer à aménager et à bâtir. Si l’on reprend le cas de Plaine Commune, réduire les fractures provoquées par de grandes infrastructures demande un travail de composition urbaine, qui rend des constructions parfois nécessaires.
Par ailleurs comme le rappelle Emmanuelle Cosse, la présidente de l’Union sociale pour l’Habitat, (USH), nous avons besoin de logements. Une région comme l’Ile-de-France a encore besoin d’accueillir des populations, et donc de les loger dans des conditions décentes. Dès lors, elle ne peut pas tenir aussi facilement des ambitions de décarbonation qui supposent de ne plus construire du tout. Evidemment, il faut construire mieux !
«Spatialiser les enjeux de planification»
Selon vous, faut-il territorialiser les objectifs de décarbonation ?
En effet, quand les objectifs sont définis de manière aussi globale, il faudrait accepter que certains territoires puissent ne pas les tenir dans les mêmes délais, parce qu’ils ont un rôle métropolitain à assumer. A l’inverse, d’autres territoires ayant fait le choix de ne plus construire, pourraient avoir une exigence de performance plus haute. Donc, oui, nous plaidons pour la nécessité de spatialiser les enjeux de planification, pour sortir de ce qui devient sinon un dogme implacable. Cela signifie qu’il faut là aussi élargir le cadre.
C’est le sens du titre du livre, «Plus loin, plus proche » (*) : tenir le cap environnemental et climatique impose de regarder au loin dans le temps et dans l’espace et, simultanément, d’être plus attentif à la proximité, aux usages, aux conditions de vie, en particulier des personnes les plus vulnérables.
Par ailleurs, spatialiser les besoins reviendrait à prendre en compte ce chiffre souvent évoqué et que l’économiste et urbaniste Pierre Veltz cite dans l’ouvrage : les 10% les plus riches de la planète émettent autant de carbone que les 50% les moins aisés. Sur un territoire comme Plaine Commune, le «poids carbone» par habitant est moins élevé que dans d’autres zones métropolitaines, parce que la population est plus précaire, qu’elle voyage et consomme moins. Notre préoccupation, ici, est de parvenir à tracer une trajectoire environnementale qui soit humainement soutenable.
Concrètement, comment établir cet équilibre ?
Nous n’avons pas de certitudes. Toujours pour Plaine Commune, différents scénarios ont été envisagés dans le cadre de la redéfinition de son projet urbain territorial. Il va revenir au politique de faire des arbitrages qui pourront être difficiles. Mais les contradictions doivent être mises à plat. Il ne faut pas les esquiver, au contraire il faut les assumer et essayer de les résoudre.
(*) «Plus loin, plus proche - Planifier une ville solidaire et durable», par Une Fabrique de la Ville: Jean-Louis Subileau, Guillaume Hébert, Anna Cremnitzer et Sébastien Harlaux.
Avec les contributions de Pierre Veltz, Michel Desvigne, Emmanuelle Cosse, Marine Linglart, Ido Avissar et Virginie Vial.
Aux éditions Dominique Carré, 192 pages, 35 €.