Le 20ème anniversaire de la Convention européenne du paysage coïncide avec le lancement d’une série de publications sur le rôle du paysage dans les politiques sectorielles. En quoi ce thème reflète-t-il l’esprit du traité ?
Des visions du paysage se révèlent dans les politiques sectorielles. Favoriser la prise de conscience de ce lien peut générer des progrès. La crise sanitaire a contraint le Conseil de l’Europe, la mort dans l’âme, à suspendre la réunion programmée à Lausanne sur ce sujet : les ressortissants de certains pays ne peuvent pas partir, d’autres ne peuvent pas rentrer...
Mais les nombreuses contributions que nous recueillons vont donner lieu à une publication, d’ici à la fin 2020, dans le site internet du conseil de l’Europe sur le paysage. Les politiques sectorielles reviendront comme thème central de la prochaine conférence officielle régulière de la convention européenne du paysage, les 26 et 27 mai prochains à Strasbourg.
En quoi la convention européenne du paysage répond-elle à la vocation du Conseil de l’Europe ?
Cette organisation internationale s’est constituée après la seconde guerre mondiale pour promouvoir les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit. La convention applique ces notions au cadre de vie, dans une vision beaucoup plus profonde qu’un simple habillage cosmétique superficiel : la qualité paysagère intègre celle des milieux ; elle traite de l’apparence comme de la substance. Elle s’intéresse aux valeurs culturelles et affectives que les populations attribuent à un lieu, pour le placer dans une perspective de développement durable non pas désincarné, mais choisi et voulu.
Vous renvoyez là à l’extrait du texte le plus souvent cité par les professionnels, celui qui définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations »…
Oui, et cette définition s’applique non seulement à la perception visuelle, mais aussi aux autres sens que possèdent les êtres humains, souvent appréhendés dans le droit de l’environnement sous l’angle des nuisances. L’approche paysagère, au contraire, valorise les aspects positifs de la perception des odeurs ou des sons, parfois négligés dans les approches traditionnelles du cadre de vie. En un mot, le paysage fédère…
Peut-on aussi dire qu’il réussit à maintenir le lien entre l’Est et l’Ouest de l’Europe ?
Des pays baltes à la Méditerranée, l’intérêt pour la convention s’exprime dans toutes les parties de l’Europe, et même au-delà. Un protocole additionnel entrera prochainement en vigueur, pour permettre l’adhésion d’Etats non européens. Des pays d’Amérique du sud, du Maghreb et l’Etat d’Israël ont déjà participé à nos travaux.
Où en sont les ratifications à l’intérieur du conseil de l’Europe ?
40 Etats ont ratifié la convention. Il en manque quelques-uns, dont l’Allemagne. Mais le Conseil se garde de pousser le choix des Etats. Il respecte la volonté des pays qui estiment disposer des outils adaptés à leur politique. Le grand avantage de la convention consiste à placer chaque signataire sur un pied d’égalité, ce qui lui permet de bénéficier des échanges de bonnes pratiques issues d’une vision ample de l’approche territoriale. Très perceptible dans les projets transfrontaliers, cette amplitude dépasse les clivages entre les ministères, comme les signataires de la convention l’ont constaté lors de nombreux ateliers thématiques sur la société, la ruralité, l’aménagement intégré du territoire, les infrastructures ou l’eau…
La mobilisation de la jeunesse européenne et mondiale sur le climat donne-t-elle un coup de jeune à la convention ?
J’y vois une incitation à pousser encore plus loin la démarche paysagère, qui a toujours intégré l’écologie et les milieux, mais aussi le respect du passé et la conscience de l’avenir. Cette démarche ne s’adresse ni à une classe d’âge, ni à une catégorie de personnes plutôt qu’à une autre : chacun y gagne. Sa transmission aux acteurs du futur passe par le livret d’éducation au paysage en cours de finalisation au conseil de l’Europe, à l’intention des enfants des écoles primaires. Dans un monde où nous circulons tous très vite au risque de ne pas prendre le temps de connaître, l’écologie et le paysage se rejoignent dans l’idée de transmettre la mémoire des lieux et des savoir-faire.
Pensez-vous notamment aux savoir-faire du monde de la construction et de l’aménagement ?
Oui, je me réjouis d’observer la redécouverte de savoir-faire liés à des matériaux anciens, pas seulement au service de la conservation du patrimoine, mais aussi pour de nouveaux usages. Cela peut générer un impact considérable sur le paysage, qu’il s’agisse de la pierre, de la faïence ou des boiseries, comme je peux l’observer en Alsace. D’autres pistes intéressantes concernent les nouveaux matériaux, comme ces tuiles qui captent l’énergie solaire en respectant l’existant.
Comment évaluez-vous l’application de la convention en France, après les deux jours consacrés à ce sujet en novembre dernier à Strasbourg et dans les Vosges-du-nord, à l’initiative conjointe du conseil de l’Europe, du ministère de la transition écologique et du collectif Paysages de l’après-pétrole ?
La France fait beaucoup plus que ce que nous avons pu évoquer durant ces deux journées. Il faut saluer le travail considérable de réalisation des atlas territoriaux du paysage. Le ministère de la Transition écologique a justement prévu d’actualiser le système d’information du site de la CEP avec une nouvelle synthèse de son application nationale. Comme l’Espagne ou la Belgique, la France a vocation à enrichir ce type de synthèses avec des contributions régionales. L’actualisation des données en temps réel fait partie des objectifs du conseil de l’Europe, car l’accès à l’information conditionne la démocratie. Ce message s’adresse à tous les échelons territoriaux, y compris locaux : le mieux vivre apporté par le paysage se mesure d’abord dans les communes où les projets se mettent en œuvre, sous l’impulsion nationale ou régionale. Nous avons vocation à diffuser ces expériences à l’échelle internationale, en particulier à travers le prix du paysage du conseil de l’Europe. Tous les deux ans, ce concours récompense une réalisation qui bénéficie d’un recul d’au moins trois ans. Les expériences mises en valeur à cette occasion donnent du courage à d’autres territoires, avec leurs spécificités. A tous, la convention offre un espoir, car elle met en évidence le potentiel de tous les lieux, même les plus dégradés.
Depuis 20 ans, l’entretien de cette flamme internationale repose beaucoup sur vos épaules. Etes-vous rassurée sur sa pérennité ?
Les outils institutionnels sont en place. Il y a beaucoup d’enthousiasme et je n’ai pas de crainte. Mon souci constant a consisté à asseoir le cadre institutionnel. Cela ne demande pas un budget colossal. L’avenir se présente favorablement, au-delà des deux ans à venir jusqu’au terme de ma mission.
Comment vous êtes-vous préparée à cette fonction ?
Après des études de droit dans le sud de la France et un début de vie professionnelle comme avocate, je suis entrée à la cour européenne des droits de l’homme en 1987. Ma thèse sur les liens entre environnement et droits de l’homme m’a préparée à travailler sur l’application de la convention de Bern relative à la stratégie paneuropéenne de conservation de la vie sauvage et du milieu naturel. Je me suis souvent nourrie de la lecture du Moniteur, lorsque j’ai étudié les zones côtières de la Méditerranée dans le cadre de mon travail de recherche : pourquoi protéger certaines d’entre elles, et pas d’autres ? Faire bien, du premier coup, pour éviter des dommages quasi irréversibles sur des espaces précieux : voilà l’objectif de l’approche intégrée promue par la CEP. Je n’aime pas beaucoup le mot « verdissement », qui fait penser à une moquette verte ou à un kit qui cache la réalité. Toutes les couleurs existent dans le paysage, et seule une connaissance fine du territoire doit guider les projets.