Jurisprudence

Le " pense-bêtes " du droit de la construction La petite histoire... du pont suspendu et des oiseaux qui n'avaient pas de détecteur de métaux

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Marchés publics
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2001/10/19N°234298
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2000/03/22N°207804

«Fais comme l'oiseau/Ca vit d'air pur et d'eau fraîche, un oiseau/D'un peu de chasse et de pêche, un oiseau/Mais jamais rien ne l'empêche, l'oiseau, d'aller plus haut »... Rien, en effet, comme le chante Michel Fugain... sauf peut-être d'inopportuns haubans ! Comme chacun sait, les oiseaux maîtrisent parfaitement les techniques de navigation aérienne ; mais ils ne sont malheureusement pas encore équipés de détecteurs de métaux... Ce qui n'est pas sans poser problème lorsque, en plein vol, ils se retrouvent nez à nez avec un pont comportant câbles ou haubans. La collision peut être fatale pour les malchanceux volatiles.

Ce problème crucial s'est trouvé au coeur d'une affaire dont les plus hauts magistrats de l'ordre administratif français ont eu à connaître. Mêlant le droit des marchés publics et l'objectif de protection de l'avifaune, l'histoire a en effet abouti à un arrêt du Conseil d'Etat du 19 octobre 2001. Voici donc l'extraordinaire aventure du puffin de Baillon.

Cet oiseau marin vit sur l'île de la Réunion, où il bénéficie d'une étroite protection. Paré de plumes noires et blanches, l'élégant volatile profite de la nuit pour quitter son nid et rejoindre la mer. Mais ce mode de vie nocturne accentue le risque de télescopage avec des obstacles incongrus, tels les câbles d'un pont.

Selon les experts, un éclairage approprié ne suffirait pas à résoudre le problème : la simple vue d'une lumière lors de sa balade vespérale provoque parfois la funeste chute du puffin de Baillon. L'étourdi confondrait ladite lueur avec des calmars phosphorescents, supposent certains ornithologues...

Pont suspendu, oiseau fichu

Il y a trois ans, la région de la Réunion lance un vaste chantier : la construction d'une quatre voies rapide appelée « Route des Tamarins ». Ce projet nécessite la réalisation d'ouvrages d'art exceptionnels, notamment un pont franchissant la Grande Ravine. C'est un marché passé pour attribuer la maîtrise d'oeuvre de ce pont qui fera naître le contentieux dont il est ici question.

La Région organise un concours pour la conception et le suivi des travaux du pont ; le jury classe co-lauréats deux groupements. L'un propose un projet de type pont suspendu, tandis que l'autre présente un pont à poutre, ne faisant appel à aucun hauban ou câble de suspension. Finalement, le marché est attribué au premier groupement par décision du 20 avril 2001. L'un des membres du second groupement, mécontent d'avoir été recalé, saisit alors le président du tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion, invoquant un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence. Un recours précontractuel est en effet offert dans de tels cas à toute personne ayant un intérêt à conclure le contrat et susceptible d'être lésée par ledit manquement (article L. 551-1 du Code de justice administrative). Coup de théâtre : le président du tribunal suspend par ordonnance la procédure de passation du marché et annule la décision d'attribution du 20 avril 2001. Il enjoint la Région de reprendre l'ensemble de la procédure de concours de maîtrise d'oeuvre.

Fâcheuses ambiguïtés du marché

Selon le magistrat, les documents transmis aux candidats comportaient certaines ambiguïtés, ce qui constituait un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence gouvernant la passation des marchés publics. Il constate en effet que le programme se bornait à indiquer que l'ouvrage « devait être perceptible de jour comme de nuit par les oiseaux », alors que le rapport d'expertise ornithologique remis aux soumissionnaires précisait qu'en raison de risques de collision des puffins de Baillon avec l'ouvrage, toute solution technique reposant sur l'emploi de câbles ou haubans était proscrite.

La conjonction des deux pièces du dossier était de nature à créer une confusion dans l'esprit des candidats, qui ne pouvaient évaluer précisément les contraintes environnementales imposées. Le Conseil d'Etat, saisi en annulation de l'ordonnance, valide l'appréciation faite par le président du tribunal administratif. Le principe d'égalité entre les candidats à un marché public suppose en effet l'absence d'ambiguïté sur le contenu des prestations que ceux-ci doivent assurer.

La région de la Réunion a donc été contrainte de reprendre la procédure depuis le début. L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat se situe dans la droite ligne de sa jurisprudence « époux Lasaulce ». Dans cette affaire bien moins exotique, concernant l'attribution par un préfet d'agréments relatifs au dépannage et au remorquage de véhicules sur autoroutes, les hauts magistrats avaient relevé des contradictions entre le cahier des charges et le règlement de la consultation. Ils en déduisaient que les candidats n'avaient pu être complètement informés de l'étendue réelle de la mission objet du contrat, et que les obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation de délégations de service public avaient donc été méconnues.

Haubans admis pour pont allemand

Dans l'affaire du puffin de Baillon, ni le tribunal, ni le Conseil d'Etat n'ont eu à se prononcer sur la question de savoir s'il était permis ou non, compte tenu de la menace pesant sur l'oiseau, de concevoir et construire un pont suspendu pour enjamber la Grande Ravine. Seule était incriminée dans les décisions rendues l'ambiguïté du dossier de candidature créant une rupture d'égalité entre les candidats.

Nos voisins d'outre-Rhin ont été récemment confrontés au même type de problème. Des associations écologistes ont en effet exercé un recours au sujet de la passerelle à haubans du Jardin des deux rives destinée à franchir le Rhin. Ce projet comportait, selon elles, des risques de collision pour les oiseaux par temps de brouillard. La cour administrative de Mannheim a rejeté les arguments des écologistes, et estimé que les risques ne justifiaient pas l'annulation du projet. Appelée à se prononcer sur le fond du dossier, c'est-à-dire sur la dangerosité de l'ouvrage pour l'avifaune, la cour a approuvé les suggestions techniques faites par les services de la préfecture de Fribourg. Des câbles plus gros, l'emploi d'une peinture blanche et l'éclairage des pylônes seraient suffisants pour attirer l'attention des oiseaux et les empêcher de percuter les haubans.

Laissons le mot de la fin, c'est la moindre des choses, à notre ami le puffin du Baillon et son inimitable complainte : « aoû ! kitrrrrreoû ! »

Domaines concernés

Droit des marchés publics

Droit de l'aménagement du territoire

Droit de l'environnement

Droit du contentieux administratif

Références

Conseil d'Etat, 19 octobre 2001, «Région de la Réunion» (no 234298).

Voir également Conseil d'Etat, 22 mars 2000, «Epoux Lasaulce» (no 207804).

Points clés

Un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence est constitué par la présence d'ambiguïtés dans les documents remis aux candidats à un marché public. La décision d'attribution du marché peut être remise en cause.

Ainsi en est-il lorsque, dans le dossier fourni aux candidats à un marché de maîtrise d'oeuvre, un premier document indique que l'ouvrage doit être perceptible de jour comme de nuit par les oiseaux, tandis qu'un deuxième précise que toute technique de pont suspendu doit être proscrite en raison de risques de collision entre des oiseaux et l'ouvrage.

De telles ambiguïtés ne permettent pas aux concurrents d'évaluer précisément les contraintes environnementales à respecter.

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