Massifier le réemploi est une nécessité ! Est-il dès lors possible de dépasser les objectifs dérisoires fixés par les pouvoirs publics dans le cadre de la loi Agec aux éco-organismes, qui visent à réemployer ou réutiliser 2 % du volume de déchets d’ici 2024, et 4 % pour 2027 ? Pour la filière, cela semble ne faire aucun doute, à en juger par les témoignages de plusieurs acteurs lors du colloque sur le sujet organisé à l'Académie Fratellini, avec l'Atelier du Pont et le CNDB, le 8 juin dernier. D’autant que la RE2020 considère les composants réemployés comme n’ayant aucun impact carbone sur la construction, ce qui en fait un levier important de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, ces acteurs restent confrontés à plusieurs freins.
Disponibilité de la ressource
Pas de réemploi possible sans ressources disponibles. C’est certainement le premier défi, sur lequel s’attardent les professionnels. Non pas que le gisement manque, comme en témoignent les nombreuses ouvertures de plateformes de reconditionnement , à l’instar de l’atelier dédié principalement aux sanitaires que va inaugurer dans les prochains jours Cycle’Up à Noisy-le-Sec. Mais la filière va devoir être en mesure de trouver des lots de matériaux homogènes, disponibles, qu’il va ensuite falloir stocker et reconditionner avant toute mise en œuvre.
Dans ce contexte, de nouvelles pratiques émergent. « Les maîtres d’ouvrage lancent des sourcing en amont de la conception, présélectionnent les matériaux, demandent aux ateliers de reconditionnement de les stocker, afin de fournir aux entreprises des catalogues avant la validation de l’achat final », confie Aurélie Malvy, directrice de projet curage et réemploi chez Tricycle.
Le coût financier de ces réservations et les capacités de stockage seront-ils supportables pour ces plateformes ? « Et le maître d’ouvrage devient fournisseur de matériau, ce qui lui fait porter une responsabilité qu’il ne doit pas avoir », met en garde Ronan Beziers la Fosse, directeur technique adjoint chez BTP Consultants. En parallèle, le transfert de gisements en interne se déploie, y compris dans les entreprises, qui n’hésitent pas à transporter les matériaux d’un chantier à l’autre. Là aussi, le principe est vertueux, encore faut-il être capable de les stocker en attendant leur mise en œuvre.
Traçabilité du matériau
Dans ce contexte, la traçabilité du matériau devient un enjeu. Dans le cadre du diagnostic Produit, équipement, matériaux, déchets (PEMD), dont l’arrêté d’application est entré en vigueur le 1er juillet 2023, la plateforme PEMD établie par le CSTB a pour vocation à donner de la visibilité aux gisements de matériaux ré-employables. « Le numérique doit se développer pour généraliser ces pratiques, et en plus favoriser des correspondances automatiques », pointe Justine Emringer, chef de projet Métabolisme Urbain à la direction de la stratégie opérationnelle de Plaine Commune. À l’instar de ce que propose la plateforme MyUpcyclea, qui favorise la mise en relation entre les ressources et les besoins.
Adaptabilité en conception
Quand bien même la ressource est identifiée, souplesse et adaptabilité devront rester de mise sur la logistique. Réussir à trouver le gisement adapté et au bon moment relève de la gageure : « Le réemploi oblige parfois à recourir à des briques belges disponibles sur une plateforme hollandaise, dotée d’une garantie fabricant en hollandais », illustre ainsi Jean Bocabeille, architecte associé de l’agence BFV Architecte, qui pare de 1000 m2 de briques de seconde main un immeuble de logements à Pierrefitte-sur-Seine.

Le réemploi impose donc de penser le projet en fonction des aléas, dès la conception, et de pouvoir s’adapter, y compris durant le chantier. À l’Académie Fratellini (Saint-Denis), école circassienne pionnière du genre à sa livraison il y a maintenant 20 ans par les architectes Patrick Bouchain et Loïc Julienne, associés de l’agence Construire, la rénovation et l’extension menée actuellement par l’Atelier du Pont promet de s’inscrire dans cette lignée. « Pour réaliser la future enveloppe, nous avons défini une trame aléatoire qui nous permet de nous adapter aux différents gisements, que nous avons finalement dû aller chercher ex-situ, car nous n’avons pas de pans de bois de classe 3 disponible sur site, puis nous devons jouer avec les essences de bois pour homogénéiser le bardage », explique Anne-Cécile Comar, architecte associée.
L’agence a également décidé de créer un lot 0, dédié à la déconstruction et au réemploi. « Ce lot, mené par Tricycle, a démarré ses travaux en amont, de manière à identifier la ressource exacte disponible. Il était chargé du démontage - un nouveau métier en soi - de stocker le matériau, puis de le remettre en état de façon à le rendre disponible aux entreprises au travers d’un catalogue », poursuit l’architecte. « Ici, c’est bien le matériau qui dicte le projet, ce qui implique de changer de paradigme, y compris sur une esthétique où tout doit être lisse ».
L’assurabilité en question
Alors le réemploi oui, mais en priorité là où il est possible facilement. L'une des difficultés majeures reste en effet l’assurabilité. « Les assureurs classent le réemploi en technique non courante, mais derrière cette dénomination, il manque un des maillons de la chaîne assurantielle classique : la garantie fabricant, même s’ils commencent à la proposer », reprend Ronan Beziers La Fosse. « Si le maître d’ouvrage déclare un sinistre, la faute sera alors non pas rejeté sur le fabricant ou l’entreprise, mais sur un "qualificateur" qui a donc qualifié le matériau, un rôle qui n’est pas clairement défini », poursuit-il.
Au Havre, l’agence Archipel Zéro s’affranchit des normes
Pour Fréderic Denise, architecte associé de l’agence Archipel Zéro, tout l’enjeu est de s’affranchir des normes et des réglementations, notamment lié à la sécurité incendie. Pour ne pas y être assujettis, il faut selon lui respecter quatre principes fondamentaux : rester sur des ERP de 5e catégorie, ne pas avoir de plancher à + de 8 m, séparer les espaces publics de ceux qui doivent respecter le Code du travail, et ne pas avoir de locaux à sommeil. Principe que l’architecte s’applique à mettre en œuvre sur le chantier de sa future agence, le Hangar Zéro au Havre. Ici, la charpente métallique est issue d’un hangar voisin, construit après les années 1970, ce qui permet de la justifier facilement. Des dalles de plafond seront réutilisées en cloisonnement, revêtu de sac de café, support d’enduit en terre crue. Des luminaires en fonte seront eux réemployés à gogo dans le mobilier, parfois même transformés en pied de table. Une initiative au long cours, qui a débuté il y a déjà trois ans.
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Les produits propices au réemploi
Afin d’accélérer la massification des pratiques, le CSTB a de son côté défini avec différents acteurs une liste des 29 familles de produits, équipements et matériaux propices au réemploi. Parmi eux, les parquets, les portes intérieures, les appareils sanitaires, les plafonds suspendus, les revêtements de sols souples, ou encore les briques, les revêtements muraux agrafés ou attachés. Même les charpentes en métal ou en bois ont leur place. « Les aciers qui ont moins de 50 ans peuvent être justifiés par application des Eurocodes comme s’il s’agissait d’une structure neuve », confirme Jean-Marc Weil, ingénieur et directeur de C&E Ingénierie.
Des plateformes de réemploi, comme celle de General Metal Edition récemment ouverte, font d'ailleurs leur apparition. « Quant au bois, lorsqu’il est massif, nous savons le caractériser », note Mathieu Paradas Arroyo, co-fondateur du bureau d’étude R-Use. « Il existe des méthodes destructrices, visuelles, ou d’analyse d’ondes sonores pour retrouver les caractéristiques de résistance du bois. L’analyse visuelle permet aussi de retrouver l’essence en fonction de l’organisation cellulaire, ce qui donne les classes d’emploi », poursuit l’expert.
Le projet Spirou (Sécuriser les pratiques innovantes de réemploi via une offre unifiée) vise lui à rassurer les assureurs par la production de guides méthodologiques sur dix familles de produits, qui doivent harmoniser les modes opératoires, de la dépose au reconditionnement, en passant par le transport. En attendant que la filière se mette en place, Jean-Marc Weill conclut : « il est nécessaire que l’ensemble des acteurs apprenne à faire face à une forme d’imprécision initiale comme point de départ du raisonnement. »