La liberté de la concurrence est respectée lorsque chaque entreprise soumissionnaire intéressée par un marché de travaux, dès lors qu'elle ignore les propositions qui pourront être faites par les autres entreprises du même secteur ou du même groupe, appelées elles aussi à soumissionner, est spontanément conduite à calculer au plus juste le rapport prix/qualité de sa propre offre afin d'avoir la meilleure chance de remporter le marché.
A l'opposé, lorsqu'une entreprise soumissionnaire dispose d'informations sur le contenu des propositions d'autres compétiteurs, elle se trouve dans la position de caler son offre non plus sur la seule considération des conditions dans lesquelles elle pourrait répondre au plus juste à la demande formulée par l'organisateur du marché, mais sur ce qu'elle sait des propositions d'autres entreprises consultées.
Le Conseil de la concurrence estime que de tels échanges d'informations entre entreprises soumissionnaires d'un même marché, intervenus préalablement au dépôt effectif de leurs offres, sont de nature à limiter l'intensité de la concurrence entre les entreprises et peuvent être alors qualifiés d'ententes prohibées par l' sur la liberté de la concurrence et des prix, et sanctionnées en conséquence.
Dans ces conditions, faut-il considérer que les échanges d'informations qui, établis entre plusieurs entreprises désireuses d'emporter un même marché, aboutissent au dépôt d'une offre conjointe et solidaire, présentent nécessairement un caractère anticoncurrentiel ?
Tout dépend en réalité de la manière et plus encore de la stratégie économique poursuivie par lesquelles les entreprises concernées ont décidé d'organiser cet échange d'informations : si le support contractuel de cette concertation a pour objectif principal de tromper l'organisateur de l'appel d'offres sur la réalité de la concurrence, le contrat écrit formalisé (accord de coopération) ou l'engagement de société en participation sera déclaré nul de plein droit, conformément à l' (« est nul tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique prohibée par les articles 7 et 8 »).
Il convient d'examiner de quelle manière les autorités françaises de la concurrence ont mis en oeuvre cette « clef de lecture » des articles 7 et 9 de l'ordonnance de 1986 pour ce qui concerne notamment les deux formes suivantes de concertation organisées contractuellement (1) :
- les offres d'une entreprise mère et de ses filiales ou entre les filiales ;
- la constitution d'associations ou de groupements destinées à emporter un marché.
Les offres d'une entreprise mère et de ses filiales ou entre les filiales
Lorsque deux entreprises qui, ayant chacune la personnalité morale et disposant l'une par rapport à l'autre de l'autonomie financière et commerciale, participent séparément à l'adjudication d'un marché public, les règles de la concurrence imposent que leurs offres distinctes soient réellement indépendantes l'une de l'autre, quand bien même l'une de ces entreprises est la filiale de l'autre.
En revanche, l'autonomie de leurs offres n'est pas assurée lorsque de telles entreprises se concertent pour les coordonner, les élaborer ou les réaliser en commun : ces pratiques sont alors prohibées par l'article 7 de l'ordonnance de 1986 (cf. décision no92-D-22 du Conseil de la concurrence « Centre de lutte contre l'incendie de Tourcoing » ; décision no 94-D-51 « déménagement dans la gendarmerie »).
Sont également sanctionnées les concertations entre entreprises filiales, définies dans la perspective de présenter des offres distinctes, alors que celles-ci émanent en réalité des sociétés-mères. Un tel comportement fausse en effet le jeu de la concurrence entre des entreprises autonomes et trompe le maître de l'ouvrage sur la réalité et l'étendue de la concurrence entre les soumissionnaires (décision du Conseil de la concurrence no 89-D-34 « travaux routiers »).
En sens contraire, n'est pas établie l'existence d'une entente ou d'une concertation -ce qui supposerait de vérifier s'il existe au moins une dualité de volonté et donc, l'indépendance des entreprises en cause - dans le cadre d'un simple accord entre une société-mère et ses filiales, défini en vue de concourir à un même appel d'offres, lorsqu'il est constaté que la première contrôle étroitement la stratégie de la seconde (décision du Conseil de la concurrence, ibid).
Et si ces entreprises, membres d'un groupe de sociétés, quel que soit leur rang (société mère, sociétés filiales, filiale de filiale...) renoncent à leur autonomie commerciale et décident au contraire de se concerter ? A priori, ce comportement n'est pas prohibé, mais à la seule « condition de faire connaître aux maîtres d'oeuvre et d'ouvrage lors du dépôt de leurs offres, la nature des liens qui les unissent, d'une part, le fait que leurs offres ont été établies en commun ou qu'elles ont communiqué entre elles pour les établir, d'autre part » (décision du Conseil de la concurrence no 92-D-22 précitée « Centre de lutte contre l'incendie de Tourcoing »).
Cette décision du Conseil, examinant l'existence d'une concertation organisée entre entreprises d'un même groupe, donne également une « clef de lecture » de l'application du droit de la concurrence aux relations entre donneur d'ordre et sous-traitants choisissant de coordonner leur stratégie dans la perspective de concourir et de remporter un ou plusieurs appels d'offres de même nature.
En sens contraire, constitue une pratique de nature à fausser le jeu de la concurrence et à tromper le maître d'ouvrage sur la réalité de la concurrence entre les soumissionnaires au marché concerné, le fait pour des entreprises ayant entre elles des liens juridiques et financiers et ayant choisi d'unifier leur action commerciale et industrielle, de présenter des offres distinctes et apparemment concurrentes après d'être concertées pour les coordonner ou pour les élaborer en commun (décisions du Conseil de la concurrence no 95-D-41 « abbaye de Saint Roman », no 95-D-25 « collectes des ordures ménagères »).
La constitution d'associations ou de groupements destinés à emporter un marché
Ce mode de concertation dans les appels d'offres est tout à fait admis par la réglementation organisant les marchés de travaux (cf. , à propos des offres groupées et de la co-traitance).
Ainsi, la constitution par des entreprises indépendantes et concurrentes d'un groupement dont l'objet est de formaliser une proposition de prix et de conditions techniques de réalisation de travaux en vue de répondre à un appel d'offres, ne constitue pas en soi une pratique prohibée au sens de l'article 7 de l'ordonnance de 1986. Cependant, le recours à une telle structure ne fait pas obstacle à l'application des dispositions de cet article lorsqu'il est établi qu'elle a été utilisée pour mettre en oeuvre des pratiques concertées ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de limiter le libre exercice de la concurrence lors de l'appel d'offres (offres de couverture, offres de principe, répartitions de marché définies à l'avance...).
C'est pourquoi, notamment, ont été sanctionnées des sociétés qui, plutôt que de continuer à se faire concurrence pour emporter le marché, avaient constitué une association dont l'objet était de leur permettre de présenter une soumission commune lors d'appels d'offres ultérieurs puis de se répartir les marchés correspondants (décision du Conseil de la concurrence no90-D-26 « transport sanitaires de Salon de Provence ») ou bien dont l'objet était de limiter le montant de la remise consentie et de se répartir les transports sur la base d'un tour de rôle (décisions du Conseil de la concurrence no 95-D-67 « centre hospitalier de Bourg-en-Bresse », no 95-D-42 « centre hospitalier de Saint-Gaudens », no 95-D-44 « centre hospitalier Robert-Boulin à Libourne ») ou encore dont l'objet était de faire respecter entre les adhérents de l'association des zones d'intervention.
De même, a été sanctionnée la constitution par deux entreprises soumissionnaires d'une société en participation dont l'acte constitutif prévoyait qu'elles effectueraient des travaux en commun : il avait été constaté en effet que les deux entreprises en cause avaient fait des offres distinctes sans aviser le maître d'ouvrage de leur projet de constitution de cette société en participation (elle avait été constituée en vue d'effectuer des travaux prévus pour le marché en question) et que l'une de ces deux entreprises avait présenté une offre à un prix plus bas que celui proposé par l'entreprise avec laquelle elle s'était entendue. Il ressortait par conséquent qu'il n'existait aucune justification à ce rapprochement, sinon une « connivence en vue de fausser le jeu de la libre concurrence » (décision no 92-D-31 « marchés de la ville de Volvic », confirmée en dernier lieu par la Cour de cassation, chambre commerciale, dans son arrêt SOCAE en date du 10 janvier 1995).
La constitution d'un groupement momentané d'entreprises ou d'un groupement d'intérêt économique (GIE) lors du lancement d'un des appels d'offres concerné peut révéler l'existence d'une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance de 1986, lorsque des entreprises qui assuraient le service, objet de l'appel d'offres, se sont associées dans une seule structure qui a soumissionné pour la totalité des lots du marché, lorsque les entreprises nouvelles du secteur n'ont pas été admises dans le groupement et que les membres de celui-ci ont dû souscrire un engagement écrit de ne pas présenter d'offres individuelles concurrentes de celles du groupement (décision no92-D-08 « hospices civils de Lyon-ambulanciers » ; les décisions précitées de 1995 « centre hospitaliers » concernant des pratiques constatées dans les marchés de fournitures).
La preuve de l'existence de pratiques anticoncurrentielles de cette nature peut être tirée des statuts de ces groupements, permanents ou momentanés. Ainsi en est-il de l'existence d'une clause obligeant tout candidat à l'adhésion au groupement (ayant pour objet de présenter des appels d'offres) à être parrainé par un membre actif du groupement, dont l'entreprise doit être située à proximité de celle du demandeur. Une telle disposition des statuts, qui subordonne par conséquent l'adhésion d'une nouvelle entreprise à l'accord d'un concurrent immédiat, a un objet ou peut avoir un effet anticoncurrentiel en réduisant le nombre des opérateurs susceptibles de participer aux appels d'offres en cause (v. décision du Conseil de la concurrence no 96-D-22 « Centre hospitalier régional d'Amiens » dans laquelle le Conseil de la concurrence a enjoint à l'association en cause de supprimer cette disposition de ses statuts).
On notera cependant que lorsque la réglementation des appels d'offres permet une réponse en groupement solidaire, cette seule circonstance ne saurait être retenue comme indice pertinent d'une entente. D'autres indices de la concertation doivent être recherchés sur la base d'un « faisceau d'indices » graves, précis et concordants (v. arrêt de la Cour de cassation Cegelec en date du 4 avril 1995).
(1) Les pratiques des entreprises se plaçant dans le cadre de relations de sous-traitance et de co-traitance ont été examinées précédemment dans cette revue (v. « Le Moniteur », 31 mai 1996 : H. Courivaud, « l'équilibre entre la sous-traitance et le droit de la concurrence.»
L'ESSENTIEL
»L'échange d'informations entre entreprises candidates à un marché peut constituer une entente prohibée dès lors que le calcul de son offre en fonction des propositions des autres entreprises et non pas de la structure de coût de l'entreprise est une limitation de la concurrence.
»Les offres d'une société-mère et d'une filiale, ou de deux filiales, pour un même marché constituent une entente prohibée lorsque les conditions de leur établissement trompent le maître d'ouvrage sur la réalité ou l'étendue de la concurrence qu'elles se font.
»Le recours à la cotraitance ou à une société en participation, qui ne constitue pas en soi une entente prohibée, devient sanctionnable lorsqu'il a pour objet de limiter la concurrence.