Décryptage

Marchés publics - Retards de paiement : le BTP inquiet

Les collectivités sont accusées de régler leurs factures de plus en plus tard. Les délais cachés perdurent et crispent.

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En matière de délais de paiement, la situation se tend entre les entreprises et les collectivités. La FNTP et la FFB confient que leurs antennes locales font remonter une augmentation des retards ces derniers mois. Données de l'Observatoire des délais de paiement à l'appui, Antoine Homé, coprésident de la commission des finances de l'Association des maires de France, ne partage pas cette analyse : « Il serait faux de considérer qu'il y a une dégradation massive des délais de paiement. » Le phénomène semble pourtant s'aggraver au vu de l'afflux de témoignages, tel celui d'Oriane Viguier, présidente de Legros TP (Rhône) : « Pour la première fois, depuis cet été, nous avons des retards importants sur de gros dossiers, ce qui a mis à mal notre trésorerie. » En cause, un embouteillage lié à un contexte particulier. « Nous sommes probablement à la fin d'un cycle. De nombreux chantiers lancés pour soutenir l'activité après la crise du Covid arrivent à leur terme », explique Stéphane Sajoux, président de la commission marchés de la FFB. « Nous recevons beaucoup de demandes de médiation sur des renégociations des contrats liées à la hausse des prix des matières premières, qui décalent mécaniquement la facturation, et donc le paiement », ajoute Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises. Sans oublier les difficultés que rencontreraient les trésoreries - chargées de procéder au règlement des sommes, sur mandatement des collectivités - en termes d'effectifs, voire de remplissage des caisses, rapporte le représentant de la FFB. Chantal Bonno, directrice des finances du conseil départemental du Val-de-Marne, confirme ces difficultés et note également une fragilisation des collectivités : « Les départements sont par exemple fortement impactés par la baisse des droits de mutation. » Mais pas de quoi générer des retards de paiement, selon la fonctionnaire. « Sans qu'ils s'améliorent, je pense que nos délais resteront stables en 2023 par rapport à 2022. »

Cache-cache. Au-delà de ces éléments conjoncturels subsiste le problème plus ancien des délais cachés qui ne sont pas pris en compte par l'Observatoire des délais de paiement. Les dernières données publiées par l'organisme en juin 2023 pour 2022 montrent que les collectivités restent dans les clous du délai légal fixé à trente jours. Pour la Médiation des entreprises, les délais cachés « touchent particulièrement les marchés publics car la date de départ du délai est celle de l'enregistrement de la facture, ce qui suppose qu'elle comporte tous les éléments requis ». Et Stéphane Sajoux de résumer : « Il suffit parfois d'une virgule de travers pour devoir reprendre à zéro le dépôt de sa situation de travaux. » Chorus Pro, la plateforme unique sur laquelle doivent transiter toutes les factures pour le règlement des marchés publics, revient souvent sur le tapis pour expliquer ces lourdeurs. « Comme le fournisseur obtient des informations par Chorus Pro, en cas de problème, il peut avoir tendance à lui imputer les difficultés. Mais la gestion de la facture se fait par la collectivité », répond-on à l'Agence pour l'informatique financière de l'Etat, qui gère l'outil. Sa directrice, Armelle Degenève, complète : « L'information est plus riche depuis le déploiement de la plateforme. En cas de rejet, l'acheteur renseigne les motifs. Même si ce n'est pas une obligation réglementaire, c'est une bonne pratique favorisée par l'outil. » Surtout, elle rappelle que Chorus Pro n'a pas vocation à piloter et gérer les délais. Mais elle fournit des éléments de suivi, « notamment la date de dépôt par le fournisseur qui donne lieu à un certificat et enclenche le début du délai. Ce sont des éléments objectivés et traçables. » Francis Dubrac, président de Dubrac TP (Seine-Saint-Denis) reconnaît certains bienfaits de la plateforme : « Globalement, Chorus Pro a permis d'améliorer les délais de paiement et notre trésorerie. La date de facturation est inscrite noir sur blanc, ce qui pousse les collectivités à payer dans les temps. »

Mais l'intervention du maître d'œuvre, propre aux marchés de travaux, génère des difficultés supplémentaires. « Maître d'œuvre et maître d'ouvrage peuvent corriger la facture et repousser ainsi le délai de paiement », constate l'entrepreneur. Oriane Viguier complète : « En cas de désaccord sur une facture, ils peuvent réinitialiser le processus. Ces allers-retours allongent les délais. » Des particularités qui justifient que la Médiation, la Direction des affaires juridiques de Bercy et l'Observatoire économique de la commande publique travaillent avec plusieurs organisations professionnelles pour dégager des bonnes pratiques en matière de délais cachés dans les marchés publics de travaux. Les fruits de cette concertation devraient être rendus publics courant 2024.

Ingénierie subtile. Autre spécificité de ce type de contrat : son ingénierie financière particulièrement complexe, avec le cadencement des situations, les révisions et actualisation de prix, l'établissement du solde… Stéphane Sajoux, qui dirige une petite entreprise en Seine-et-Marne, confie que plusieurs départements, dont le sien, se sont équipés de plateformes en amont pour assurer la bonne gestion de ces marchés. Les fournisseurs doivent venir y « prédéposer » leurs factures, afin de s'assurer qu'elles sont correctement mises en forme et qu'elles pourront ensuite être traitées sans encombre sur Chorus Pro.

La plateforme Chorus Pro revient souvent sur le tapis pour expliquer les lourdeurs administratives

« Il est possible de ne pas recourir à ces systèmes intermédiaires et de tout gérer via Chorus Pro. Mais c'est plus compliqué. Il faut admettre que le traitement des factures de travaux n'est pas homogène selon qu'il existe ou non, entre l'entreprise et la collectivité, un système de gestion intermédiaire », explique Armelle Degenève.

Face aux retards, les entreprises ne restent pas sans réagir. « Il faut réclamer son paiement quand le délai dérape, exhorte Denis Le Bossé, président du cabinet ARC, spécialisé en recouvrement de créances. Mieux vaut perdre un client que de perdre sa société, d'autant plus que l'accès à la commande publique est réservé aux entreprises solvables. Il faut ménager l'avenir. » « Nous saisissons directement les trésoreries et les collectivités », explique, de son côté, Julien Guez, directeur général de la FNTP. Il suggère aussi d'étendre aux collectivités le name & shame, déjà applicable aux entreprises privées. « Cet outil peut être utile mais je n'en suis pas très fan, répond Pierre Pelouzet, qui privilégie le dialogue. Les entreprises peuvent solliciter une médiation ou saisir le comité de crise du BTP, si un maître d'ouvrage se met à dysfonctionner de manière structurelle. » Autre recommandation, à destination des collectivités cette fois : mettre en place des outils tel le « paiement fournisseurs anticipé » (ex-affacturage inversé).

Mauvaise réputation. Finalement, le plus gros risque pour un mauvais payeur reste celui de la réputation. « Une entreprise qui a le choix entre plusieurs commandes publiques ne candidatera pas à un marché d'une collectivité avec laquelle il a déjà rencontré des difficultés à se faire payer », estime Antoine Homé. Selon le baromètre d'octobre 2023 du cabinet ARC, 55 % des PME déclarent refuser de répondre aux appels d'offres publics de peur ne pas être payées dans les temps.

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