Emblématique de la reconquête des soutènements routiers par la pierre sèche, le chantier de Poulx (Gard) s’achèvera avant noël. Rendue célèbre par Le salaire de la peur, palme d’or du festival de Cannes en 1953, la route départementale 127 a posé un défi historique au département du Gard, aux maîtres d'oeuvre et aux artisans spécialisés.
Mission impossible
« J’ai répondu à beaucoup d’appels d’offres. Celui-là m’est d’abord apparu comme une mission impossible, avec seulement un mois pour rédiger le mémoire technique en appui à la réponse financière », se souvient Didier Rieux, mandataire du marché d’1 M€ notifié en 2023 par le conseil départemental du Gard, sur un linéaire de 1500 m.
Heureusement, l’artisan cévenol dispose d’une botte secrète, en plus de sa qualification de compagnon bâtisseur, le diplôme le plus exigeant de l’école de la pierre sèche (voir épisode deux) : Cathie O’Neil, ancienne directrice de cet établissement et de l’association des Artisans bâtisseurs en pierre sèche (ABPS), a repris du service comme consultante. «J’accompagne les artisans vers les marchés publics. Faute de temps et de moyens, ils butent souvent sur la dématérialisation et le manque de personnel », résume-t-elle.
Mandataire du marché, l'entreprise Didier Rieux a puisé ses sous-traitants parmi les diplômés de l'Ecole de la pierre sèche de Ventalon-en-Cévennes.
Démonstration magistrale
Le spot culturel n’explique pas à lui seul la détermination de Didier Rieux et Cathie O’Neil. La multifonctionnalité de la route offre l’occasion de démontrer les atouts de la pierre sèche : certes fermée à la circulation, la départementale 127, très fréquentée par les randonneurs, sert aux pompiers pour l’accès à l’eau et pour la sécurité civile. Approvisionnée dans un rayon de 5 km et réalisée dans un calendrier respectueux des périodes de reproduction des rapaces, l’opération coche par ailleurs les cases de la décarbonation et de la biodiversité, chères au maître d’ouvrage.
Pas plus que l’équipe emmenée par Yves Montand pour transporter des barils de nitroglycérine dans le film d’Henri-Georges Clouzot, l’équipe coordonnée par l’artisan cévenol ne pouvait anticiper tous les aléas. Mais une différence de taille distingue la seconde aventure : « Priorité absolue à la sécurité », martèle Didier Rieux.
Scénario réécrit pendant le tournage
Au nom de ce principe et de son devoir de conseil, l’entrepreneur a demandé une réécriture du programme, au printemps 2024, « quitte à déshabiller Paul pour habiller Pierre », reconnaît-il. Pour sécuriser l’acheminement des pierres par des camions de 20 tonnes sur une route conçue au XVIIème et XVIIIème siècle pour des charrettes, l’artisan recommande un compromis : l’abandon de travaux prévus en troisième tranche, sur des ouvrages moins dangereux, à proximité du Gardon.
Avec le budget ainsi récupéré, la maîtrise d’œuvre, coordonnée par le bureau d’études paysager Aux Iris, recommande l’approvisionnement de la section dangereuse à l’aide d’une rampe parallèle à la route, large de 3,50m et appuyée sur la plateforme rocheuse. Cette solution renforce l’effet vitrine pour la pierre sèche, grâce à une réfection complète d’un mur de 84 m de long, au lieu des 40 initialement prévus, pour une hauteur atteignant jusqu’à 4 m.
Fondations piégeuses
Avant la première reprise de virage, Estelle Piettre, paysagiste de L'Atelier Aux Iris, a pris la mesure des incertitudes intégrés aux calculs des géotechniciens de Géolithe, associé à la maitrise d’oeuvre : « En plus de l'enfouissement prévisible des fondations à un minimum de 20 cm de profondeur, des surprofondeurs étaient prescrites jusqu’à 50 dans les creux. La réalité a parfois nécessité d’aller jusqu’à 1 m, avec une augmentation sensible du volume de pierres », relate-t-elle.
Formés à la prescription spécialisée par la Fédération française des professionnels de la pierre sèche (FFPPS), conseillés par les Muraillers de Provence quant aux choix de restauration, les membres de l'équipe de maîtrise d'oeuvre tirent de cette séquence une conclusion positive : « Le projet continue pendant le chantier. Il faut l’accepter en toute humilité », admet la mandataire.
Impasse financière
Mais elle ajoute un commentaire plus critique : « Avec leurs armées de juristes, les grands groupes de BTP obtiennent plus facilement des avenants, lorsqu’ils rencontrent des imprévus, sur des chantiers routiers classiques. Ici, nous n’avons pas obtenu un centime de plus, malgré un travail d’excellence ».
Maîtres d’œuvre et artisans se sont adaptés aux aléas. Le mandataire du marché de travaux rend hommage au terrassier Bruno Werry, habitué à intervenir dans les lieux les plus inaccessibles avec sa pelle araignée. Sa dextérité n’a pas empêché les surprises, lors de la déconstruction des anciens murs, entraînant la chute d’un nombre de pierres plus important que prévu. In fine, toutes les parties prenantes se sont accordées autour d'un avenant technique satisfaisant d’un point de vue sécuritaire, mettant davantage en valeur la pierre sèche sur la section la plus exposée visuellement.
Avant le chantier, les bâtisseurs ont suivi une formation au montage et démontage d'échafaudages.
Débat patrimonial
En plus de la sécurité, la dimension patrimoniale de l’opération a, elle aussi, réactivé un débat en cours de travaux. « La visibilité des lits des pierres neuves a d’abord surpris l’inspectrice générale des sites du Gard Aurélie Harnequaux », témoigne Estelle Piettre.
A l’appui de son argumentaire, la maîtrise d’œuvre a produit les photos d’archive montrant que l’ouvrage originel présentait des appareillages variés, entre opus assisés et incertum. Mais le regard d’Aurélie Harnequaux n’en a pas moins infléchi les travaux : les artisans ont privilégié le réemploi dans les parements apparents, réservant autant que possible les pierres neuves aux parties les moins visibles.
Applaudissements du jury
Le moment le plus intense, dans le débat patrimonial, remonte au 28 janvier dernier. Saisie en raison des modifications du projet, la commission départementale de la nature, des paysages et des sites a profité d’une occasion rare de mesurer les premiers résultats d’une opération sur laquelle elle avait déjà statuée en amont. Estelle Piettre n’oubliera pas les applaudissements nourris qui ont suivi sa présentation.
L’épisode conforte la filière dans la désignation de la route de la Baume comme vitrine de sa stratégie de reconquête. Dès 2024, la FFPPS et l’ABPS se sont succédé, dans des visites de chantier. Les services routiers des départements ont emboîté ce pas, également emprunté par le Centre de formation professionnelle et de promotion agricole de Carpentras (Vaucluse).
Happy End
Avant même le début des travaux, le XVIIIème congrès international de la pierre sèche, réuni à Goult (Vaucluse), avait réservé un temps de présentation à L'Atelier Aux Iris, à l’automne 2023. En octobre prochain à Krems (Autriche), Estelle Piettre prépare une nouvelle intervention pour la XIXème édition de cet événement.
A plus brève échéance, Benjamin Deceuninck, directeur de l’ABPS, accompagnera Didier Rieux pour rejouer le film de l’opération, le 12 juin aux cinquièmes journées nationales de la maçonnerie, réunies à Bordeaux. Leur prestation illustrera l’autre différence par rapport à la Palme d’or 1953 : la nouvelle saga se termine par un happy end.
