Jurisprudence

Pourquoi l’entreprise doit faire la preuve des préjudices subis

Référé précontractuel -

La jurisprudence « Smirgeomes » (1), qui impose aux candidats de démontrer au juge en quoi l’irrégularité qu’ils invoquent aurait pu les léser, continue à déployer ses effets. Deux décisions récentes, l’une du tribunal administratif de Cergy-Pontoise (2), l’autre du Conseil d’Etat (3), montrent comment le juge tranche désormais les litiges soumis à son contrôle.

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Marchés publics
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2008/10/03N°305420
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2011/01/05N°343206

Avec l’ordonnance « Smirgeomes » du 3 octobre 2008 (1), le Conseil d’Etat a décidé qu’il appartenait désormais au juge des référés précontractuels de rechercher si l’entreprise qui le saisissait pouvait se prévaloir de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, étaient susceptibles de l’avoir lésée ou risquaient de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente. La portée pratique de cette jurisprudence est considérable. Jusque-là, en effet, il suffisait à l’entreprise requérante d’établir l’existence d’un manquement - relatif à la publicité ou à la mise en concurrence -, pour obtenir l’annulation, totale ou partielle, ou la reprise de la procédure. On a ainsi assisté, pendant près de dix ans, à une « instrumentalisation » du juge, appelé à trancher des litiges fondés sur l’omission de la case « AMP » ou sur d’autres motifs n’ayant finalement joué aucun rôle dans l’attribution du marché.

Les deux affaires que nous examinons aujourd’hui montrent comment la jurisprudence « Smirgeomes » déploie désormais tous ses effets.

Prouver ce qu’on avance

La première espèce concerne l’entretien horticole des parcs et jardins du département des Hauts-de-Seine (2). La société candidate à l’attribution du marché soutenait que le pouvoir adjudicateur aurait dû écarter plusieurs offres concurrentes, « en raison de leur proximité et parce qu’elles seraient de nature à entraîner une “ dégradation mécanique ’’ des notations des offres des autres candidats ». En pratique, elle estimait que les concurrents faisaient partie d’un même groupe, et qu’ils s’étaient nécessairement entendus entre eux pour déposer leurs offres de manière à écarter toute concurrence.

Pour le juge, la requérante « n’apporte aucun élément, ni une quelconque présomption, relatif notamment à une dissimulation de la situation capitalistique desdites entreprises ou à l’existence de relations entre elles, lors du dépôt des offres, de nature à établir l’absence d’autonomie desdites offres et se borne à faire état d’une pratique répétée ‘‘d’offres couplées’’ dans ‘‘ce milieu professionnel’’, et à faire état de calculs mathématiques à caractère général sur ledit effet de dégradation sans démontrer en quoi elle-même en aurait subi les effets ou aurait été susceptible d’en subir les effets ».

Un contrôle circonstancié des irrégularités

Par ailleurs, la requérante soutenait qu’elle avait obtenu une meilleure note sur la valeur technique que la société attributaire. Pour le juge, si elle « a obtenu en ce qui concerne le critère de la valeur technique la note de 26,5 alors que l’entreprise attributaire a obtenu la note de 19, cette circonstance n’est pas de nature à remettre en cause le bien fondé des motifs pour lesquels la commission d’appel d’offres a porté son choix sur la société SMDA ». Il n’appartient pas en effet, rappelle le tribunal, au juge d’examiner l’appréciation portée par la commission sur les mérites respectifs des candidats.Enfin, la requérante soutenait que la pondération du critère relatif à la valeur économique à 50 points était excessif par rapport à celui relatif à la valeur technique (35 points), à celui relatif à la valeur environnementale (10 points) et à celui relatif à l’insertion professionnelle (5 points). Mais pour le juge, une telle pondération n’était pas de nature à léser, ou à risquer de léser la requérante, fût-ce de façon indirecte, en avantageant un concurrent.

Dans la seconde affaire, jugée par le Conseil d’Etat le 5 janvier (3), la société requérante soutenait que la commune n’avait pas suffisamment précisé les exigences minimales imposées aux variantes. La haute assemblée a considéré sur ce point qu’en annulant la procédure de passation au motif que la commune n’avait pas suffisamment précisé dans le règlement de la consultation (RC) « les exigences minimales que les variantes devaient respecter, sans rechercher si cette irrégularité, à la supposer établie, était susceptible d’avoir lésé ou risquait de léser la société requérante, le juge des référés a commis une erreur de droit et a ainsi méconnu son office ».

Reprenant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat a constaté tout d’abord que le RC imposait aux candidats de compléter le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) en proposant une rédaction complète des chapitres relatifs à la description du dispositif de déclenchement des avalanches. Les candidats étaient donc tenus de respecter, sans pouvoir les modifier, les spécifications techniques prévues dans la solution de base. Il ne s’agissait donc pas de présenter une variante, mais bien de répondre en offre de base. En second lieu, le RC prévoyait que le critère de la valeur technique serait valorisé sur 20, en attribuant une note de 6 au premier élément et des notes de 7 aux éléments suivants du mémoire technique. Il était prévu de pondérer ce critère à hauteur de 60 %. Pour le Conseil d’Etat, ce dispositif permettait une analyse objective des offres.

Dans ces deux affaires, on voit bien se déployer les effets de la jurisprudence « Smirgeomes ». Le juge, dans les deux cas, ne nie pas l’existence éventuelle d’un manquement aux règles de procédure, très précises, qui s’imposent dans la passation des marchés publics. Mais ces manquements, à les supposer établis, doivent avoir lésé, ou avoir été susceptibles de léser, même indirectement, le requérant eu égard au stade auquel ils ont été commis.

Une jurisprudence plus factuelle, donc moins prévisible

Cela a pour effet d’amener le juge à opérer un contrôle plus factuel, plus direct, sur la conduite de la procédure de passation par l’acheteur. Dans les deux cas, on voit bien que les juges décortiquent le dispositif de notation et de pondération des offres. Ils ne se bornent pas à rechercher une simple erreur manifeste d’appréciation (4) : ils déroulent à nouveau le raisonnement suivi par l’acheteur, pour vérifier si celui-ci n’introduit pas une rupture d’égalité des candidatures.

L’analyse des conditions dans lesquelles la procédure a été conduite n’aboutit pas pour autant à accueillir plus largement les recours ; au contraire même. En procédant de la sorte, le juge se donne finalement les moyens d’éviter l’instrumentalisation dont il était souvent l’objet jusque-là. Il suffisait en effet au requérant d’invoquer à peu près n’importe quel manquement relatif à la publicité ou à la mise en concurrence pour obtenir gain de cause. Désormais, le contrôle sur la procédure est plus proche des circonstances, et le juge vérifie concrètement les effets des irrégularités qu’il constate sur l’égalité de traitement des candidatures. Cette proximité avec les faits donne à lire des décisions de justice plus accessibles ou, pour le dire autrement, moins « juridiques ». Mais cette lisibilité a une contrepartie : la jurisprudence devient moins prévisible. Le résultat des recours dépend à chaque fois des circonstances et n’est plus acquis d’avance. Il ne suffit plus de déceler les irrégularités de la procédure, même si elles sont grossières, et même si elles sont souvent d’ordre public ; il faut encore démontrer, au cas par cas, comment elles ont lésé, ou auraient pu léser, le requérant.

Cette évolution du référé précontractuel lui enlève une partie de son intérêt, mais cette critique, souvent exagérée, est contrebalancée par l’apparition récente du recours « Tropic » et celle du référé contractuel. C’est un nouvel équilibre qui s’instaure peu à peu.

En observant ces évolutions récentes, on pense à la célèbre fable de La Fontaine, « L’Huître et les plaideurs », dans laquelle deux plaideurs se disputent une huître : « Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge. Perrin, fort gravement, ouvre l’huître et la gruge (5), nos deux messieurs le regardant. Ce repas fait, il dit d’un ton de président : ‘‘Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille. Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille’’. »

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