Prévention : face aux crues, choisir la bonne échelle

Portée par des solutions techniques innovantes, l'anticipation marque des points, à condition de miser sur les solidarités locales.

Réservé aux abonnés
Image d'illustration de l'article
Cofinanceur du casier de La Bassée dont le chantier s'achève sur quatre communes de Seine-et-Marne, la métropole du Grand Paris prouve sa solidarité avec l'amont du bassin de la Seine.

Quand l'intelligence artificielle vient au secours de territoires frappés par les inondations. C'est le cas dans le Pas-de-Calais, durement frappé par des crues historiques entre novembre 2023 et janvier 2024, où la communauté d'agglomération de Béthune-Bruay, Artois Lys Romane (CABBALR) marie prévention et nouvelles technologies. Le 8 novembre, elle a présenté les premiers acquis du projet Reauzoh (Recensement, cartographie et suivi de l'évolution des zones potentiellement humides). L'outil développé par le Centre d'étude et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) permet à la collectivité d'aller au-delà de la cartographie des zones humides existantes pour comprendre le lien dynamique qu'elles entretiennent avec la végétation. Des images satellite à haute résolution facilitent la détection des sites potentiellement candidats au renforcement des capacités d'infiltration.

« L'utilisation de Reauzoh contribue à l'urbanisme résilient promu par la collectivité, déterminée à lutter contre le risque de ruissellement par la désimperméabilisation », commente Elisée Gbegnon, responsable d'études eau et risques au Cerema. L'établissement public a engagé un partenariat en 2021 avec Intercommunalités de France, l'Association nationale des élus des bassins et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement. C'est dans ce cadre que 15 collectivités ont pu roder leur politique de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (Gemapi). Après un premier programme partenarial sur le même sujet, mené dans la foulée de l'institution de la compétence obligatoire en 2018, Elisée Gbegnon mesure le chemin parcouru : « Les intercommunalités prennent mieux en compte l'échelle des bassins versants », remarque-t-il.

Ce progrès, le Cerema le constate aussi à l'issue de son partenariat avec l'Association nationale des élus du littoral au profit de 17 collectivités. Directrice adjointe à la direction technique risques, eaux et mer du Cerema, Julia Jordan salue le réflexe de dézoomage qui anime les 317 communes inscrites dans la liste des collectivités territoriales soumises à l'érosion du littoral du décret du 10 juin dernier. Cette disposition oblige chacune d'elles à élaborer deux cartes d'exposition aux risques côtiers pour anticiper les évolutions dans des horizons de trente et cent ans. Mais plusieurs communes, inscrites ou non dans le décret, se sont affranchies du cadre administratif, après avoir pris conscience des limites d'un exercice cantonné dans leur périmètre. Ainsi, la commune du Pouliguen (Loire-Atlantique), non listée, a tenu à associer les agglomérations de Saint-Nazaire et de Cap Atlantique, autrement dit les deux intercommunalités touchées par les mouvements d'une même cellule hydrosédimentaire, l'équivalent du bassin versant pour les zones littorales.

Outils ruraux et urbains. Mais ces progrès sont loin de répondre à l'ensemble des besoins d'ingénierie engendrés par la prévention des inondations. Pour progresser dans cette direction tracée par le plan eau de mars 2023, la Banque des territoires a structuré le collectif Aquagir, dont les parties prenantes alimentent le site Aquagir.fr. « Nous avons déjà mis en ligne 140 retours d'expérience consacrés à l'action des collectivités territoriales sur l'eau, un chiffre que nous prévoyons de doubler d'ici la fin de cette année », annonce son responsable éditorial, Sébastien Laffitte. Les témoignages d'élus de territoires ruraux - touchés au premier chef par les inondations et le besoin d'ingénierie - sont majoritaires, depuis les côtes bretonnes, illustrées par la commune de Damgan (Morbihan), jusqu'aux fronts de l'Est, dont témoignent les bourgs meusiens de Saint-Mihiel et Etain. Aquagir.fr propose aussi un moteur de recherche sur les financements disponibles, ainsi qu'une place de marché associée à un annuaire qui recense les industriels, les bureaux d'études, centres de formation et organismes publics.

En territoire urbain, l'ingénierie de la prévention des crues dispose de quelques longueurs d'avance. Avec son service « L'eau dans la ville », né dans les années 1990, le département de Seine-Saint-Denis illustre cette précocité : « Nous avons vite compris que l'approche hydraulique ne suffit pas », développe Gaële Rouillé-Kielo, chargée de projets dans ce service qui rassemble les compétences des ingénieurs, géographes et médiateurs scientifiques. « Longtemps, la notion de risque a dominé nos travaux », confirme Christian Piel, fondateur du bureau d'études Urbanwater, avant d'ajouter : « Depuis dix ans, nous travaillons sur la ville éponge ». Au lieu de se défendre contre les crues par une évacuation aussi rapide que possible, ce retournement conduit à appréhender l'aléa pluvieux comme une ressource à la disposition des concepteurs et des aménageurs. L'ingénieur applique ce principe à la ZAC Parc d'affaires à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), comme au nouveau programme de renouvellement urbain de Strasbourg (Bas-Rhin). Ardent défenseur de la désimperméabilisation, il ne récuse pas pour autant les solutions grises, dès lors qu'il s'agit de s'attaquer aux crues centennales.

L'opération d'intérêt national Euroméditerranée de Marseille (Bouches-du-Rhône) confirme le rôle incontournable du génie civil. Depuis 2019, la rétention pluviale repose sur le stockage dans les réseaux de collecte, jusqu'au déclenchement des vannes hydrodynamiques autonomes par vérin hydraulique. « Quelques mois seulement après la pose de la première installation dotée d'une capacité de 1 200 m3 , l'îlot Allar, dans le quartier Smartseille, a passé sans encombre le cap d'une crue cinquantennale, le 23 octobre 2019, grâce à notre solution brevetée », se souvient Emmanuel Curinier, directeur général et cofondateur de l'entreprise F-Reg basée à Biot (Alpes-Maritimes).

Question financière. Quelles que soient les solutions mises en œuvre, la question financière reste centrale pour les collectivités. Et dès qu'il s'agit d'eau, la solidarité entre amont et aval se révèle parfois problématique. « Avec 40 euros par habitant, soit le maximum autorisé pour la taxe Gemapi, Lacs et Gorges du Verdon, l'intercommunalité située à l'amont du bassin du Verdon, totalise 900 000 euros de recettes par an, alors que ses projets nécessitent 15 M€. A l'aval, le contribuable de la métropole d'Aix-Marseille-Provence ne paye que 3 euros », s'offusque le sénateur (RDSE) des Alpes-de-Haute-Provence Jean-Yves Roux, corapporteur du récent rapport sur le sujet.

La réconciliation est donc nécessaire entre ville et campagne, entre amont et aval, mais aussi entre génie écologique et génie civil. En témoigne un chantier de 149 M€ qui s'achève grâce à la métropole du Grand Paris, second financeur derrière l'Etat, à l'issue de travaux lancés il y a deux ans. Sur quatre communes de Seine-et-Marne et sous la maîtrise d'ouvrage de l'établissement public territorial de bassin Seine Grands Lacs, le casier de La Bassée stockera 10 millions de m3 répartis sur 360 hectares pour réduire de 5 à 15 cm le niveau de futures crues parisiennes, comme l'a calculé Antea, maître d'œuvre des digues et stations de pompage construites avec plusieurs grands noms des travaux publics - Terélian (groupe Vinci), Charier, Spie Batignolles… Grâce à Ecosphère pour l'ingénierie écologique et à l'entreprise NET, l'ouvrage offre une référence majeure à la reconquête de la nature, comme en témoignent 130 000 plants d'hélophytes conformes au label Végétal local. La prévention des crues est décidément une matière fertile.

Image d'illustration de l'article
7163_395665_k3_k1_949132.jpg 7163_395665_k3_k1_949132.jpg

« Des études trop exigeantes retardent l'action », Jean-François Rapin, sénateur (LR) du Pas-de-Calais, corapporteur du rapport d'information déposé le 25 septembre 2024

« La simplification de la prévention des inondations passe par la révision du nombre considérable d'études trop exigeantes qui président à l'élabo ration des documents stratégiques comme les programmes d'actions de prévention des inondations, les Papi. Il y a là un gisement d'économies, pour passer plus vite à l'opérationnel, avec des moyens adaptés aux ressources dont disposent les intercommunalités. La simplification peut également se traduire dans le guichet unique. Trop d'intermédiaires découragent les collectivités. La direction générale de la prévention des risques, que j'ai auditionnée, a compris le message. Tout le monde se rend compte que nous sommes dans une course contre la montre, face à des événements dont l'intensité ne cesse de s'amplifier. »

 

Lodève s'ouvre vers ses cours d'eau

Le risque inondation a contribué à la candidature de la commune de Lodève (Hérault) à la consultation « Quartiers de demain » et à sa sélection parmi 10 autres quartiers prioritaires. Depuis le 8 novembre, une compétition internationale de maîtrise d'œuvre s'y joue, à l'initiative des ministères du Logement et de la Rénovation urbaine et de la Culture. « Quelques-uns des meilleurs architectes et urbanistes du monde vont chercher à réconcilier la ville avec ses deux cours d'eau », s'enthousiasme le sous-préfet Eric Suzanne, porteur du dossier aux côtés de la maire Gaëlle Lévêque.

Lodève multiplie les singularités : le plus petit des 10 quartiers sélectionnés avec 3 700 habitants, l'un des plus déshérités avec 50 % de la population sous le seuil de pauvreté…

« Et le seul dont le maire est une femme », sourit Gaëlle Lévêque, qui a formalisé le projet à partir d'une consultation citoyenne en 2020. Une entreprise à but d'emploi mobilisera des chômeurs de longue durée pour aménager les berges de la Soulondres et de la Lergue avec les matériaux déconstruits, fournis par la plateforme locale La Grande Conserve.

Réparation : Saint-Omer, entre travaux d'urgence et stratégie à long terme

De novembre 2023 à janvier 2024, le Pas-de-Calais et une partie du département du Nord ont connu un niveau de crues jamais atteint. Sur ce territoire que sa géographie, faite de plaines et de marais, rend très vulnérable, 315 communes ont été reconnues en état de catastrophe naturelle. Depuis, dans le périmètre de communauté d'agglomération du pays de Saint-Omer (Capso), dans le Pas-de-Calais, des travaux urgents de curage de fossés ou de réparations de berges ont déjà été menés ou sont lancés. Un nouveau déversoir sera réalisé en 2025 pour faciliter l'écoulement des eaux de l'Aa vers la mer. Par ailleurs, environ 70 maisons ont été identifiées comme devant être démolies soit parce qu'elles ont été sinistrées soit pour permettre des aménagements hydrauliques. La Capso les rachètera en anticipation d'un remboursement, total ou partiel, de l'Etat dans le cadre du fonds Barnier.

Changement de paradigme. Samuel Mieze, directeur général des services de la Capso, rappelle que « depuis les inondations de 2002, 22 M€ avaient été investis sur le bassin de l'Aa ». Les records atteints il y a un an obligent à tout réévaluer. Toutefois, selon lui, « une réflexion à plus grande échelle doit s'engager pour nous rendre résilients ».

François Decoster, le maire de Saint-Omer, parle également de cette nécessaire adaptation aux effets du dérèglement climatique y compris en matière d'urbanisme et note que « la Ville travaille déjà à la désimperméabilisation des sols ».

L'élu appelle de plus à un changement de paradigme, tel celui qu'il a pu observer aux Pays-Bas dans le cadre du rapport qu'il a établi en mars 2024 à la demande d'Emmanuel Macron : depuis les années 2010, les Néerlandais ont complété leurs infrastructures de protection par « un recours croissant à des solutions fondées sur la nature ». L'architecte et paysagiste Iris Chervet l'assure aussi, il faut aller au-delà de « la maîtrise technique du risque pour retrouver un mode de vie qui fasse avec l'eau et ses fluctuations ». En 2019, elle avait d'ailleurs été lauréate du concours d'idées ouvert aux jeunes architectes et urbanistes Europan en proposant la création de deux chaînes de parcs jouant un rôle de zones d'expansion autour de la ville.

 

Newsletter Week-End
Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.
Les services Le Moniteur
La solution en ligne pour bien construire !
L'expertise juridique des Éditions du Moniteur
Trouvez des fournisseurs du BTP !
Détectez vos opportunités d’affaires