Le constat
Le vendredi 29 septembre 2 017, à Aix en Provence, s e tenaient les 25es Rencontres « Droit et Construction ». Ce colloque annuel est un des événements majeurs traitant des litiges du domaine de la construction. II réunit magistrats, avocats, experts dont bon nombre sont architectes.
Nous étions un groupe de six à écouter l'exposé d'un représentant de la Mutuelle des architectes français (MAF) et de son expert. Ils ont expliqué pendant 45 minutes toutes les situations dans lesquelles l'architecte pouvait être condamné, depuis l'esquisse jusqu'à un délai expirant 30 ans après la fin des travaux.
Les professionnels présents, dont de prestigieux magistrats, se sont alors accordés pour dire que tout jeune architecte devait se préparer pour cette confrontation permanente à sa mise en responsabilité. De l'avis de tous les participants, cette situation est gravée dans le marbre et il n'y a pas à se poser de questions. Il suffit de gérer les 56 000 sinistres actuellement en cours à la MAF, soit une moyenne de 2 par architecte. Et ces jeunes impétrants vont passer 10 années de leur vie professionnelle à consacrer une grande partie de leur temps et de leur énergie pour apprendre dans quels engrenages ils vont être broyés.
Les architectes-experts présents se sont révoltés contre ce constat désespérément consensuel et ont interpellé l'assemblée des présents qui a posé l'état des choses comme établi et inéluctable sans soulever les questions de ses incidences destructrices.
Destructrices, d'une part, sur ce qui touche au cadre d'intervention d'un architecte, régulièrement condamné pour l a réparation d'un ouvrage qui n'a pas été réalisé directement par lui et sur lequel il ne peut avoir qu'un contrôle très réduit.
Comme l'explique Philippe Klein, vice-président du Conseil des architectes d'Europe, le CAE dénonce la tendance des tribunaux de certains États de l'Union européenne à chercher avant tout un coupable qui soit assuré. « Les tribunaux ne devraient pas faire usage de l'assurance responsabilités des architectes pour pallier des défauts dans les dispositions sociales » ! On pourrait rajouter, pallier les défauts de rigueur technique de l'exécution des travaux, les défauts de contrôle en cours de construction, la démission de l'administration sur l'aspect technique des autorisations délivrées.
Destructrices, d'autre part, en raison d'une tendance de la maîtrise d'ouvrage à éviter l'architecte.
Rappelons que 90 % des maisons individuelles se font sans architecte et 70 % des projets privés sans que ceux-ci assurent la maîtrise d'œuvre du chantier. Aujourd'hui, on estime que 9 maisons sur 10 ne mettent pas correctement en œuvre la réglementation parasismique (ce qui est à l'opposé de ce qui s e passe dans la construction publique - bien mieux organisée du fait de la 1 , qui dans la mission de base de l'architecte inclut obligatoirement la direction de l'exécution des travaux (DET)).
Posons-nous ces deux questions : pourquoi fait-on aussi peu appel aux architectes et qui va garantir l'usager quand il n'y a pas de maîtrise d'œuvre d'exécution avant la réception des travaux ?
Pourquoi les architectes sont si peu présents dans les marchés privés ?
En vertu de la loi sur l'architecture du 3 janvier 1977, le maître d'ouvrage privé (comme public) doit bien évidemment faire établir son avant-projet par un architecte, donc inscrit et contrôlé par l'ordre des architectes. Pour la phase projet et la direction de l'exécution des travaux, il en va autrement et il n'a pas l'obligation de recourir à ses services.
Dans le pire des cas, les travaux se font sans maîtrise d'œuvre qualifiée et ces opérations non encadrées débouchent sur de nombreux sinistres où le maître d'ouvrage ne bénéficie d'aucune garantie.
Le maître d'ouvrage peut aussi faire appel à un jeune architecte qui partira tout fougueux dans les délices de l'imagination et du service sans limite rendu à son client. L'architecte courra de forts risques de mise en responsabilité qui lui rappelleront rapidement qu'une grande partie de son temps de travail devra être consacrée à sa propre protection et non au projet.
Le maître d'ouvrage peut enfin faire appel à un architecte chevronné qui ne manquera pas de poser toutes les protections et fera de l'opération rêvée par son maître d'ouvrage un enchaînement de contraintes, de difficultés et de surcoûts divers.
L'intervention de l'architecte alourdit les démarches du maître d'ouvrage. L'architecte, soumis à son devoir de conseil et à la présomption de responsabilité lui dictera le devoir de faire appel à un géomètre, à un géotechnicien, à des bureaux d'études techniques. Pour bien faire, c e recours devra se faire une première fois avant les travaux, une seconde fois au cours des travaux. Il doit également lui conseiller la souscription d'une assurance dommage ouvrages, lui demander de viser les esquisses, puis les avant-projets, de faire les démarches pour la demande de permis de construire, de suivre les études de projet, de signer les marchés de travaux, d'assister aux rendez-vous de chantier, de régler les situations des entreprises, puis les retenues de garantie. À chacune de ces étapes, la responsabilité de l'architecte peut être engagée et c'est à lui de rapporter la preuve qu'il a correctement conseillé son maître d'ouvrage. Que de courriers, que de procédures, conduites pour se «mettre à l'abri». Pour le maître d'ouvrage aussi, le système est très complexe. Il l'oblige à de nombreuses démarches alors que, au demeurant, il n'avait pas demandé plus que la réalisation de sa construction.
Il est beaucoup plus simple pour le maître d'ouvrage de s'adresser au fabricant d'un produit «clé en main» qui lui présentera un parcours sans obstacle. Soulignons néanmoins, qu'au moment de la vente (c'est-à-dire celui du contrat initial), le produit n'existe pas encore physiquement et que sans la maîtrise d'œuvre d'un tiers (un architecte indépendant des marchés), l e maître d'ouvrage s'exposera à des incertitudes importantes et à des risques graves 2. En cas de complication, la situation peut être dramatique et conduire à la ruine du maître d'ouvrage, car ni la garantie d'achèvement, ni celle de l'assurance dommage-ouvrages (si elles existent !) ne rentreront toujours et totalement en application.
Trop de responsabilités, moins de professionnels aux cotés de l'usager
De fait, on entre dans une spirale d'extinction qui écarte le recours à l'architecte et le met de plus en plus hors du circuit des projets de construction (grands et petits).
Plus les architectes sont condamnés, plus chère est leur intervention en raison des coûts d'assurance et de la difficulté de leur travail.
Plus compliquée est leur intervention, plus le risque de mise en cause est grand, plus contraignantes sont leurs demandes.
Plus les maîtres d'ouvrage se passent de leur service et de leur expérience, moins qualitatives sont les constructions et plus il y a de sinistres.
Plus il y a de sinistres sans architecte et moins les usagers ont de garanties (notamment si les intervenants ne sont pas assurés ou avant réception des travaux). Aujourd'hui, un maître d'ouvrage peut, en deux clics, vérifier une inscription à l'ordre des architectes, qui contrôle l'assurance de chacun de ses membres, sa formation initiale, le respect de sa déontologie et la périodicité de ses formations permanentes.
C'est une sécurité qui n'existe pas pour la plupart des autres intervenants du secteur privé. La mise à l'écart de la profession d'architecte ferait perdre aux usagers d'immenses garanties financières, artistiques et techniques.
À l'éclairage de ce qui se passe dans de nombreux pays européens 3, il est logique d'ouvrir le débat sur les règles de responsabilité de l'architecte. Il ne s'agit pas de protéger des professionnels qui acceptent avec fierté d'exercer la responsabilité attachée à leur travail. L'objectif est d'assouplir leur cadre d'intervention pour une meilleure présence dans l'acte de construire, soit dans une mission traditionnelle de base, soit par des missions courtes qui, par les voies de la «requalification» ne les obligent pas à supporter systématiquement la responsabilité à outrance des autres intervenants.
Cette réflexion peut s'appuyer sur : - un bilan actuel visant à recenser les sinistres non garantis qui passent à travers les filtres statistiques des assurances ;
- la comparaison européenne qui a été faite par le Conseil des architectes d'Europe, et qui est pleine d'enseignements tout en posant les bases d'une convergence européenne ;
- un bilan sur les incidences de la présomption, de la responsabilité « in s olidum » , du devoir de conseil, sur le niveau et la durée des responsabilités ;
- l'étude de différents mécanismes, telles l'assurance de la chose, la contractualisation de la responsabilité ou toutes autres évolutions possibles.
Il faut bien évidemment garder le double objectif de la protection du consommateur et de l'amélioration de la qualité.
On ne peut se contenter de voir une jurisprudence dévastatrice s'accumuler contre les architectes, car aujourd'hui tout le monde y est perdant : les architectes qui bâillonnent leur savoir pour ne pas s'exposer, les maîtres d'ouvrage qui cherchent des solutions moins contraignantes et contournent le recours à l'intervention de l'architecte, à son expérience et à ses garanties 4.
À laisser la situation actuelle s'aggraver sans la reconsidérer, l e monde juridique prend le risque de traiter de moins en moins de dossiers où le recours à l'architecte sert aujourd'hui d'assurance « tous risques », avec, à la clé, une augmentation des sinistres dont une plus grande partie encore resterait dans l'impasse.
1 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'œuvre privée.
2 En matière de responsabilité civile, le taux de contentieux en première année est passé de 4,5 % en 2008 à 12 % en 2016. Le nombre de sinistres contentieux, lui, a bondi de 37 % depuis 2008 (cf. Le Moniteur hebdo du 23 octobre 2017).
3 cf. Philippe Klein, Garanties, responsabilités et assurance construction vers une convergence européenne ?
4 L'UNSFA (l'Union nationale des syndicats français d'architectes), l'AQC (l'Agence qualité construction) et les compagnies d'experts travaillent aujourd'hui à recenser les sinitres non couverts par assurance. Le maître d'ouvrage privé peut se retrouver ruiné, lors d'un litige apparaissant avant la réception des travaux ou pour une construction qui se déroule hors du cadre de potection, pourtant largement couvert par les différentes lois qui se sont succédées.
Ces statistiques sortent bien évidemment des chiffres des assureurs.