« Les chênes ont vieilli pendant 400 ans, avant de donner naissance à la charpente de la caserne de Reuilly en 1842, avec sa section de 35 cm : ils ont connu Christophe Collomb ! ». Les yeux de Thibaut Chédeville brillent, sous son crâne dégarni, dans le clair-obscur de l’atelier et laboratoire installé dans l’ancienne manufacture Christofle, entre le canal de Saint-Denis et le faisceau ferroviaire qui s’étire depuis la gare du Nord,..
L’amour de la matière
Certes, l’artisan cofondateur de l’entreprise Remake, spécialiste du réemploi dans le bâtiment, n’a pas encore identifié le chantier qui donnera une seconde vie à son trésor, mais peu importe : « L’inspiration vient de la matière ». Actionné par le déclic du projet, le va-et-vient entre mémoire et création constitue le ressort principal du métier qu’il exerce depuis le 25 octobre 2016, date de sa rencontre avec le promoteur Paul Jarquin, président de REI Habitat et actionnaire unique de Remake.
En cette cinquième année, les impulsions du propriétaire sont devenues minoritaires : à raison de quatre opérations par an, REI Habitat ne génère plus que le tiers du chiffre d’affaires qui approche de 200 000 euros. Des poids lourds de l’habitat social francilien, comme RIVP, ont rejoint les promoteurs. Les clients ou locataires de ces deux familles de maîtres d’ouvrage sont à leur tour venus enrichir le carnet de commandes.
Troisième vie
Les chantiers de démolition continuent à représenter une part importante de l’approvisionnement, comme en atteste aujourd’hui le prototypage de triple-vitrages issus de l’ancien siège du journal Le Monde, supports de futures cloisons acoustiques du Wikivillage Factory conçu par l’Atelier d’architecture autogéré, près de la Porte de Bagnolet, suite au programme Réinventer Paris.
Mais le dernier défilé de Kenzo ou l’exposition d’architecture Bâtir l’Ecole, créée par Soplo Scénographie pour le musée d’histoire sociale de Suresnes, illustrent la diversification du sourcing vers les installations provisoires : « De plus en plus souvent, nous récupérons des matériaux que nous vendons pour ces événements », témoigne Thibaut Chédeville, installé au bord d’une table dont les pieds dépliables, issus d’anciens panneaux d’affichage, connaîtront bientôt une troisième vie dans la Ressourcerie de l’Armée du Salut…
L’empreinte design
Pour conduire sa barque dans un marché qui s’emballe comme la houle sous la marée verte, l’artisan de 42 ans fait appel à son expérience de skipper de catamaran : il canalise le vent dans les voiles de sa formation initiale.
Le natif de Saint-Malo situe l’origine de sa vocation de designer dans la fascination d’enfant pour les chantiers navals ; il a entretenu la flamme à l’école secondaire artistique et gratuite de Tournai (Belgique), avant la formation bac plus cinq de l’école de design Strate de Sèvres (Hauts-de-Seine). A Milan, le poste de Senior Designer en bureau d’études, pour le footwear de Levis, l’a familiarisé avec l’interface entre art et industrie, avant qu’il ne se qu’il se mette à son compte en France…
La science de l’écoute
Jusqu’à ce 25 octobre 2016, premier jour d’une réorientation à 100 % vers le réemploi dans le bâtiment, et nouvelle occasion d’administrer une démonstration constante : tout commence par l’écoute, pour que la transformation de la matière rencontre son usage.
Avant d’empoigner sa dégauchisseuse, sa raboteuse, ses scies pendulaires ou ses scies à format qu’il a appris à maîtriser en passant un CAP de menuiserie, Thibaut Chédeville tend l’oreille vers les élus locaux poussés par les électeurs ; vers les acquéreurs des résidences, stimulés par la fibre participative de REI Habitat, attaché à la part subjective de l’appropriation immobilière ; et vers les architectes, souvent les plus difficiles à embarquer dans une aventure qui les conduit à partager la dimension artistique des projets…
Jubilation
Mais quelle jubilation, quand tout s’emboîte, comme dans ces 21 logements de la résidence L’Hester de Rosny-sous-Bois, où l’architecte Florence Blot (Archi 5) a délégué à Remake le rôle de chef d’orchestre de l’aménagement intérieur, dans une composition écrite avec les résidents, invités à personnaliser les suspensions des luminaires du hall d’accueil. Enfin, Thibaut Chédeville réussit à se placer en amont, pour harmoniser le réemploi avec l’ensemble de l’œuvre. Enfin, l’écologie trouve ce qui lui manque trop souvent : l’élan collectif, ludique et joyeux qui la rend désirable.
Les preuves accumulées dans les cinq premières années donnent l’élan pour viser plus haut et plus loin. Désormais, les stars de l’architecture viennent à lui : dans la tour Woodup dessinée par Lan sur 50 m de hauteur à Paris Rive Gauche pour 132 logements, Remake prépare un festival. Local à vélo Rez-de-Chaussée, espace festif partagé au huitième étage, potager participatif au-dessus du 17ème : la tour s’annonce comme un record dans le réemploi autant que dans la hauteur d’une construction bois.
Changement de braquet
Toujours à Paris, sur une dimension plus modeste, Remake se confronte avec Kengo Kuma, pour l’entrée et la cage d’escalier d’un bâtiment de 11 étages dans le XIXème arrondissement. « Le réemploi contribue souvent à faire la différence qui arrache la conviction des jurys de concours », souligne l’artisan et designer.
L’accélération de la croissance de Remake se profile également sur le plan géographique, dans la foulée du nouvel actionnariat de REI Habitat : fin 2020, l’entrée d’Axa IM - Real Assets à hauteur de 49 % a donné le signal d’une programmation de 80 projets répartis dans l’hexagone, à réaliser dans les sept ans à venir. Remake doit projeter cet avenir dans d’autres lieux que la friche Christofle, où son bail précaire s’arrêtera en octobre prochain. Sans doute une petite équipe de permanents prendra-t-elle le relai de la sous-traitance qui, pour l’heure, donne sa flexibilité au développement.

La friche Christofle de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) héberge Christofle jusqu'en octobre prochain.
Cap industriel
Relever le défi technique et économique auquel correspond ce changement d’échelle passe par un jeu collectif : avec plusieurs de ses voisins du site de Saint-Denis - le bureau d’études R-Use, l’architecte Minh Man Nguyen et le promoteur Quartus, ancien propriétaire du site - Remake y contribue comme membre fondateur du collectif Restore, partie prenante du projet de recherche européen Reflow.
D’ici un an, la contribution française aboutira à la mise au point d’une dimensionneuse qui référencera dans une base de données le stock de matériaux réemployables. Les pionniers du réemploi projettent d’encadrer leur pratique dans un label. Développée avec la société de services informatiques IT Link, leur innovation pourrait débloquer un frein majeur à l’exploitation du gisement : son hétérogénéité. Passé ce cap, l’alchimie pourra devenir industrielle. Puisse-t-elle alors garder le souffle artistique des temps héroïques si bien incarnés par Thibaut Chédeville !