Par un arrêt rendu mi-juin, la chambre 5-12 de la cour d'appel de Paris - compétente pour les contentieux émergents -s'est prononcée pour la première fois au fond sur le devoir de vigilance (CA Paris, 17 juin 2025, SA La Poste, n° RG 24/05193).
A l'origine du contentieux, le syndicat Sud PTT reprochait à La Poste un plan de vigilance « insuffisant ». La cour d'appel a confirmé, dans son ensemble, le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 5 décembre 2023, qui avait enjoint à l'entreprise publique de revoir en profondeur le document. Les juges du fond ont estimé que ce plan, élaboré en 2021, ne satisfaisait pas aux exigences légales, en raison de carences méthodologiques identifiées sur quatre points.
Cette décision marque une étape déterminante dans l'application concrète du régime légal du devoir de vigilance, avec des enseignements particulièrement significatifs pour le secteur du bâtiment et des travaux publics, où la maîtrise des risques humains, sociaux et environnementaux est une exigence quotidienne.
Le cadre légal français du devoir de vigilance appliqué au secteur du BTP
Pour mémoire, depuis la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, le devoir de vigilance concerne les grandes entreprises hexagonales, employant au moins 5 000 salariés en France, ou 10 000 salariés dans le monde (article L. 225-102-1 du Code de commerce). Il impose l'élaboration, la publication et la mise en œuvre d'un plan de vigilance structuré. Ce document vise à prévenir les atteintes graves dans trois domaines : les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes, et l'environnement - des risques particulièrement présents dans le secteur du BTP, marqué par des chaînes de sous-traitance complexes.
La cour d'appel a précisé, à cet égard, que la finalité des mesures contenues dans le plan de vigilance est double : « permettre d'identifier les risques liés aux activités des sociétés concernées comprenant les sous-traitants et les fournisseurs » et « prévenir les atteintes graves dans les trois domaines concernés par le devoir de vigilance ».
La cartographie des risques
Dans l'arrêt du 17 juin, la cour d'appel identifie, à juste titre, la cartographie des risques comme étant l'axe structurant du devoir de vigilance, puisque « de celle-ci dépend la détermination des actions à mener pour réduire les risques, prévenir les atteintes graves et mettre en œuvre leur suivi ».
Les juges soulignent, en l'espèce, que la cartographie élaborée par La Poste est marquée par un « trop haut niveau de généralité » et que les risques sont « énumérés et décrits en des termes généraux » sans « précision sur leur degré de gravité ».
Cette exigence de précision est particulièrement transposable au secteur de la construction, où chaque chantier présente une configuration de risques propres tels que les accidents graves, l'exposition à l'amiante, le travail dissimulé au sein de la sous-traitance, la non-conformité aux normes environnementales, ou encore les risques psychosociaux.
Les procédures d'évaluation des sous-traitants et des fournisseurs
La cour d'appel relève également l'absence de procédures d'évaluation « au regard des risques identifiés », pointant le défaut d'articulation entre la cartographie des risques et l'évaluation effective des partenaires. Elle rappelle que la pertinence des dispositifs d'évaluation repose sur la qualité de l'analyse préalable, et que les mesures mises en œuvre doivent être adaptées aux risques identifiés. Autrement dit, il ne suffit pas de recourir à des outils standardisés : des contrôles ciblés et des actions proportionnées à la gravité des risques sont attendus. A ce titre, le dispositif en trois étapes mis en place par La Poste (auto-évaluation, audits documentaires et sur site) a été jugé inadapté.
Pour les entreprises du BTP, cela implique de mettre en place une évaluation sur mesure des sous-traitants, directement fondée sur les risques concrets identifiés. Il en est de même pour les cartographies des risques Sapin 2 [liés à la corruption et au trafic d'influence, NDLR].
La concertation syndicale et le dispositif d'alerte
Ensuite, la juridiction d'appel constate que le dispositif d'alerte mis en place par La Poste ne respecte pas l'exigence de concertation préalable avec les organisations syndicales représentatives, précisant que celle-ci « diffère d'une simple consultation sur un projet prédéfini ».
La cour rappelle que la concertation est une condition de validité du dispositif d'alerte. Un échange a posteriori ou une simple information des organisations syndicales ne suffit pas à remplir cette obligation légale.
Elle précise enfin que la charge de la preuve d'une concertation effective incombe à l'entreprise assujettie.
Le dispositif de suivi des mesures de vigilance
Enfin, la cour d'appel de Paris estime que La Poste n'a pas instauré de dispositif de suivi et d'évaluation qui permette « de mesurer utilement l'efficacité des mesures prises, ni de servir de bilan pour orienter l'action en matière de vigilance ».
Le compte rendu de mise en œuvre doit refléter les attentes du plan : il doit reposer sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs permettant de mesurer concrètement l'avancée de chaque étape. Les juges estiment que le « contenu doit être le reflet de ce qui est attendu du plan de vigilance et en lien étroit avec les mesures du plan qui le précédent ».
L'arrêt considère qu'un plan de vigilance ne saurait se réduire à une déclaration de principes ou à une suite de procédures théoriques.
Les évolutions récentes du cadre européen
Au-delà du cadre national ainsi affiné par la jurisprudence, il convient de souligner l'influence croissante du droit de l'Union européenne sur le devoir de vigilance, notamment à travers la directive (UE) 2024/1760 du 13 juin 2024, dite Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D).
Fait notable, la cour d'appel de Paris, dans son arrêt rendu le 17 juin 2025, se réfère expressément aux articles 8 et 9 de la directive CS3D, anticipant ainsi son application et ancrant son raisonnement dans une logique d'harmonisation européenne.
Cette référence témoigne d'une interprétation du droit national déjà orientée vers un alignement avec les standards européens à venir.
Les dispositions de la directive devaient être transposées en droit interne, avec une mise en œuvre progressive entre 2027 et 2029 adaptée à la taille des entreprises. Toutefois, leur contenu reste susceptible d'évoluer dans le cadre des discussions en cours sur le paquet législatif « Omnibus », entraînant ainsi une adaptation du calendrier de transposition. Pour les acteurs du BTP, cet ancrage européen annonce un rehaussement progressif des exigences en matière de maîtrise des risques.
Ce qu'il faut retenir
- La cour d'appel de Paris a rendu, le 17 juin, un arrêt condamnant pour la première fois une entreprise sur le fondement de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance.
- Les juges précisent ce faisant ce qui est attendu des opérateurs en matière de cartographie des risques, d'évaluation des tiers et de dialogue social. Ils se montrent exigeants : les outils mis en place doivent être détaillés, ciblés, spécifiques.
- Les enseignements sont riches pour le secteur du BTP, particulièrement exposé à des risques humains, sociaux et environnementaux.
- A noter que la juridiction parisienne se réfère à la directive européenne dite CS3D, qui doit venir renforcer les obligations de vigilance des entreprises mais dont la date de transposition est reportée et le contenu en cours de remaniement.