Un effet trompe-l’œil peut fausser l’analyse : en 2050 à l’échelle de l’hexagone et même en cas de déficit pluviométrique, la baisse des consommations d’eau induite par l’optimisation des centrales nucléaires compensera la hausse de l’irrigation agricole.
Inégalités géographiques
Hélas, cette lecture de l’étude présentée le 21 janvier par France Stratégie ignore deux facteurs clé : en 2050, l’augmentation des contrastes saisonniers renforcera les besoins estivaux, et l’économie générée dans la production énergétique ne concernera pas les régions les plus déficitaires. Sous les angles du temps comme de l’espace, les victimes principales se concentrent dans les régions du sud-ouest, auréolées d’une teinte brunâtre dans la cartographie de France Stratégie. « Il n’y a pas de compensation territoriale », tranche Hélène Arambourou, adjointe au directeur du développement durable de France Stratégie.
L’inégalité géographique se confirme jusque dans le scénario dit de « rupture », qui pousse le plus loin l’exigence de sobriété, en s’inspirant des « coopérations territoriales » imaginées par l’Agence de la Transition écologique (Ademe), dans sa prospective Transition(s) 2050. Même dans ce cas, certains des 40 sous-bassins auscultés par France Stratégie n’échapperaient pas à des augmentations des besoins chiffrés à 50 % par rapport aux consommations actuelles.
Aucune échappatoire
A fortiori, dans les scénarii « politiques publiques », calé sur la stratégie nationale bas carbone, et « tendanciel », qui consisterait à rester les bras ballants face au défi climatique, le dépassement de ce seuil se généraliserait à l’ensemble du bassin Adour Garonne.
Même sur le bilan des futurs réacteurs EPR, le resserrement de la focale territoriale s’impose : « Certes, les réacteurs en circuit fermé consomment moins d’eau que leurs prédécesseurs en circuit ouvert, si l’on s’en tient aux volumes prélevés. Mais compte tenu de l’augmentation de ces derniers, la paire de réacteurs du Bugey induira une augmentation de 20 % des consommations sur ce site riverain du Rhône, et cette eau pourra manquer aux milieux naturels et aux populations situés à l’aval », calcule Simon Ferrière, chef de projets à France Stratégie en charge du développement durable et du numérique. Son pronostic découle en partie de la fonte du manteau neigeux, puissant régulateur des débits du fleuve jusqu'à aujourd'hui.
Offre et demande : croisement en vue
Résultat de 18 mois de travail à la suite d’une commande formulée à l’automne 2023 par l’ancienne Première ministre Elisabeth Borne, l’étude sur la demande en eau en 2050 répond à un autre exercice de prospective symétrique : centrée sur la disponibilité de la ressource à l’aune du changement climatique, « Explore 2 », publié en mars 2024, porte les signatures de l’Office international de l’eau et de l’Institut national de recherche en agronomie et environnement, suite à une commande du ministère de la Transition écologique et de l’Office français de la biodiversité.
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Parmi les quatre scénarii climatiques élaborés dans cette dernière étude, France Stratégie en a choisi deux, reconnaissables dans son infographie par les couleurs jaune et violette, selon l’importance de l’intensification des contrastes saisonniers. Cette prudence se justifie par les résultats d’Explore 2 : « La pluviométrie suscite plus d’incertitude que les températures », rappelle Eric Sauquet, pilote de cette étude. Avant la fin du semestre en cours, France Stratégie promet de franchir une nouvelle étape, en croisant les prospectives de disponibilité de la ressource et de consommation.
Place aux acteurs locaux !
Après la mise à disposition de ces données, la balle de l’adaptation des politiques de l’eau reviendra aux territoires, qui devront programmer des exigences croissantes : « Les 10 % de réduction de consommation visés pour 2030, c’est l’étape la plus facile. La suite doit se dérouler à une échelle encore plus fine que celle des 40 sous-bassins », prévient Antoine Pellion, secrétaire général à la planification écologique.
L'attente de l'Etat se concentre sur les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (Sage). « Généralisons-les ! Il n’y a que comme ça qu’on y arrivera », enjoint Pascal Berteaud, directeur du Centre d’expertises et de recherches sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
Adour Garonne montre la voie
L'encouragement aux acteurs locaux s’appuie sur les nouveaux outils à leur disposition, et en particulier Strateau. Simulateur des impacts des stress hydriques sur les usages de l’eau, ce modèle développé par le Cerema a permis à France Stratégie de décliner son étude dans les secteurs énergétique et résidentiel ainsi que dans la navigabilité, l’élevage, l’irrigation, l’industrie et le tertiaire.
Antidote contre les postures idéologiques, l’incitation au dialogue entre les acteurs locaux suscite l’approbation enthousiaste d’Elodie Galko, directrice de l’agence de l’eau Adour Garonne. « Lancé en 2021 avec 30 citoyens tirés au sort, le projet de territoire Garonne Amont aboutit à des décisions sur tous les enjeux majeurs : sobriété agricole, stockage, recharge de nappes et réutilisation des eaux usées », applaudit la porte-parole du territoire le plus concerné de France par les déficits à venir.
Rééquilibrer les prix
Parmi les principales difficultés identifiées dans le bassin Adour Garonne, les consommations agricoles conduisent Elodie Galko à s’exprimer franchement : « Beaucoup d’agriculteurs sont habitués à une eau quasi gratuite. Ce ne sera plus possible », prévient-elle. Son langage de vérité des prix se décline dans les aides aux collectivités : l’agence Adour Garonne les conditionne à une facturation minimale de 4 €/m3 pour les consommations domestiques des usagers.
Dans le rééquilibrage de la répartition du paiement de l’eau, les industriels devront aussi mettre leur main au portemonnaie : « Nous sommes d’accord pour une augmentation des redevances de 20 %, mais pas plus », avance Christian Lécussan, président de la fédération nationale des associations de riverains et utilisateurs industriels de l’eau.
Lyon calcule la valeur sociale
Parmi les territoires français les plus touchés par les polluants éternels (Pfas), Lyon ne l’entend pas tout-à-fait de cette oreille. « Tous les mètres cubes ne se valent pas. Il faut attribuer une valeur sociale à l’eau », juge Anne Grosperrin, vice-présidente de la métropole. Alors que la pollution agricole et industrielle de la nappe de l’est lyonnais a entraîné la fermeture de six des neuf captages qui s’y trouvent, le « plan micropolluant » relève le défi d’une reconquête de la qualité. « Le dialogue avec les industriels nous a confirmés que l’eau ne pèse pas d’un poids déterminant, dans leur charge », affirme l’élue.
Egalement éclairée par la métropole de Lyon, la piste de la tarification sociale rappelle un mot clé pour l’avenir : la solidarité. Pour la sociopolitiste de l’Inrae Gabrielle Bouleau, les politiques de l’eau reflètent sur ce sujet une exigence qui traverse tous les domaines de la transition écologique : « Inventons des géopolitiques locales sur des sujets maîtrisables ; cela vaut pour l’eau autant que pour les transports ou pour l’éducation ».
Le pari du projet
Sur le financement des investissements nécessaires pour adapter les politiques de l’eau à la raréfaction de la ressource, le représentant de l’Etat propose une autre leçon : « On ne parle pas tous le même langage. D’où l’importance de comités citoyens pour construire des projets. La question du financement trouvera sa solution dans cette dynamique », veut croire Martin Gutton, délégué interministériel chargé de l’eau dans l’agriculture.