La dernière décennie a vu les bâtiments et infrastructures s'instrumenter jusqu'à devenir des objets connectés à part entière. A partir des données qu'ils émettent - température, taux d'humidité, concentration en CO , en particules fines, niveau sonore ou d'usure… -, une série de nouveaux services a émergé qui concernent aussi bien l'amélioration des performances énergétiques et la maintenance prédictive que la gestion numérisée du bâtiment.
« La valeur ajoutée des données relatives à la gestion et à l'entretien des bâtiments est désormais bien connue », confirme Emmanuel Di Giacomo, architecte et responsable du développement des écosystèmes BIM pour l'Europe chez Autodesk. Une analyse qui a poussé cet éditeur à investir ce domaine via sa solution BIM 360 Ops. Mise au point il y a quelques années, elle automatise les demandes d'intervention d'un occupant par géolocalisation. Un système qui permet in fine d'améliorer la qualité et les délais des opérations de maintenance.
Des solutions communicantes. Suivant cette même logique consistant à prévenir les besoins d'un ouvrage mais aussi à en garantir la sécurité, les ponts intègrent également des solutions communicantes. Ainsi, en région Normandie, les ponts de Tancarville, de Normandie et le viaduc du Grand Canal sont équipés de capteurs de surveillance depuis mai 2018. Certains permettent de mesurer d'éventuels déplacements ou déformations, d'autres suivent les variations climatiques. Enfin, des outils de mesures acoustiques répertorient les bruits en fonction de leur nature, comme par exemple celui d'un câble qui glisserait de son ancrage. La mutualisation de ces données permet de prédire la durée de vie de certains composants comme les appareils d'appuis ou les joints de chaussée.
Pour autant, ces solutions ne constituent que l'avant-garde d'une révolution plus globale qui tirera pleinement profit des données dynamiques d'un ouvrage. Dopée par des puissances de calcul exponentielles et l'avènement programmé de la 5G, une multitude de services viendra demain s'implémenter dans le bâti. Il y a encore cinq ans, 50 % des applications rendues possibles par le bâtiment connecté n'existaient pas, souligne la deuxième étude de l'observatoire de la Construction Tech (1) dévoilée le 22 mars dernier. Une montée en puissance qui devrait encore s'amplifier, si les nouvelles solutions techniques s'accompagnent d'une facilité d'utilisation. Pour l'heure, seul 8 à 10 % du parc tertiaire dispose d'un système de gestion technique centralisée (GTC), selon le même document. Des chiffres qui illustrent aussi bien la dimension émergente que le potentiel de ce marché du smart building.
Massification du bâtiment connecté. Vouées à se déployer largement, ces technologies intégrées ou hébergées dans les édifices ont trouvé dans le secteur tertiaire un levier de développement efficace. Et pour cause, établissements de santé, sites industriels, entrepôts logistiques, commerces et bureaux concentrent les cas d'usage les plus complexes. Autant d'équipements qui constituent des laboratoires où s'articulent solutions existantes et innovations. De véritables vitrines, propres à éduquer les acteurs du marché et à accélérer un mouvement de démocratisation. Attentifs, les acteurs du résidentiel s'apprêtent d'ailleurs à s'en inspirer. En effet, de grands promoteurs immobiliers se sont emparés du sujet du smart home et anticipent une massification de l'habitat connecté à court terme.
Nexity, Bouygues Immobilier, BNP Paribas Real Estate, Vinci Immobilier, Icade ou Altarea Cogedim prévoient de vendre près de 100 % de logements neufs connectés d'ici à 2021.
Mais cette évolution concerne également les infrastructures, notamment celles du transport. Impossible d'imaginer une connectivité qui ne comprendrait pas les mobilités. L'expérience du piéton, de l'automobiliste ou de l'usager des transports en commun se revisite donc grâce à des systèmes dynamiques de signalisation, de navigation, de stationnement…
« Microsoft et IBM s'intéressent aux bâtiments tertiaires. » Emmanuel François, président de la SBA
Investissements tous azimuts. Plus personne n'ignore la valeur de la donnée et tous se pressent afin de l'exploiter, bien au-delà du seul secteur de la construction. « Microsoft et IBM, entre autres, s'intéressent au tertiaire comme gisement de données », observe Emmanuel François, président de l'association Smart Building Alliance for Smart Cities (SBA). Jean-Marc Coudray, directeur Sud et Nord-Europe pour Aconex chez Oracle Construction & Engineering, se montre encore plus direct : « La très forte croissance du BTP à l'échelle mondiale attise les convoitises des spécialistes du numérique. » Le dirigeant en sait quelque chose puisqu'en 2017, Oracle, poids lourds des systèmes de gestion de base de données B2B, déboursait 1,2 milliard de dollars pour racheter Aconex, spécialiste de la gestion documentaire et des technologies collaboratives de la construction. Un an auparavant, Sopra Steria, autre expert de la transformation digitale, se portait acquéreur de la start-up Active3D, spécialiste de la gestion technique et énergétique des bâtiments grâce au BIM. Plus récemment, c'était au tour de Salesforce Venture, le fonds d'investissement du géant américain du marketing du point de vente, de participer à la dernière levée de 40 millions de dollars du fonds de FinalCad. Autant d'opérations symptomatiques.
Gaffe aux Gafa. Face à cette irruption de nouveaux acteurs, le BTP ne reste évidemment pas les bras croisés. Certains jouent le jeu des alliances et n'hésitent pas à s'appuyer sur l'expertise d'entreprises confirmées du numérique. C'est le cas par exemple de Schneider Electric qui utilise les solutions Salesforce. « Auparavant, l'industriel n'avait accès ni aux utilisateurs finaux, ni aux installateurs de ses matériels », rappelle Guillaume Aurine, directeur marketing et stratégie chez Salesforce. « Grâce à ses objets connectés (transformateurs, onduleurs… ) qui transmettent des informations en temps réel, Schneider Electric a pu mettre en place des services ad hoc. Il s'agit par exemple d'envoyer automatiquement un technicien en cas d'anomalie. Ces nouvelles relations industriel/utilisateur participent à la structuration d'une filière », poursuit Guillaume Aurine.
D'autres entreprises de la construction investissent elles-mêmes dans des start-up susceptibles de leur ouvrir les portes des marchés de l'Internet des objets (IoT). En février dernier, Bouygues Construction a ainsi pris une participation dans la jeune pousse grenobloise Morphosense qui développe un dispositif de maintenance prédictive des ouvrages. Idem pour Eiffage Immobilier avec l'opérateur de logements connectés SmartHab (lire « Le Moniteur » du 29 mars, p. 21). Malgré tous ces efforts, il reste des données qui « échappent » encore aux constructeurs : celles produites par les usagers eux-mêmes via leurs smartphones, tablettes et autres objets connectés de grande consommation. Le président de la SBA pointe notamment les assistants vocaux d'Amazon, d'Apple et de Google qui établissent un lien direct entre les utilisateurs et les bâtiments qu'ils occupent.
Au regard des forces et compétences en présence, trois avenirs possibles semblent donc se dessiner. Le premier conduirait à une prise de pouvoir des spécialistes de la data. Le deuxième supposerait une montée en puissance suffisamment rapide de la construction sur les savoir-faire numériques pour rester seul maître à bord. Le troisième, et le plus probable, reposerait sur l'articulation des compétences de chacun, avec un partage de la valeur qui reste à ce jour à définir.