MATÉRIAU
Que représente le béton dans votre activité ?
Aldric Beckmann et Françoise N’Thépé. Le béton est devenu un de nos matériaux fétiches. Nous aimons son côté massif, cohérent et presque « brutal ». Un effet que nous avons obtenu, par exemple, en travaillant avec Holcim et Grace/Pieri pour les logements que nous avons construits à Paris-XIII, sur une formulation de béton marron cuivré teinté dans la masse. Dans le cas du béton projeté de la bibliothèque de Marne-la-Vallée, nous avons travaillé directement avec l’entreprise AAB (Atelier artistique du béton) pour obtenir un édifice « tellurique ». Nous souhaitions un bâtiment qui ait l’aspect de la terre. De là, l’entreprise a imaginé une solution qui transcrivait parfaitement notre intention : un béton projeté sur une structure support, en deux passes. La première à la lance. La seconde retravaillée à la main. Une approche entre sculpture et modelage.
Pascal Casanova. C’est un matériau formidable, et qui n’a pas fini de nous surprendre ! Il peut être fabriqué à peu près partout dans le monde, à partir du moment où vous disposez de sable, de cailloux, d’eau et d’argile. C’est le matériau le plus robuste et le plus simple à utiliser aussi. Economique et facile à mettre en œuvre - d’où son formidable succès depuis plus de cent ans - il fait à l’heure actuelle l’objet d’une recherche et développement passionnante.
Michel Dutheil. Le béton est au cœur de notre métier d’entrepreneur depuis plus de trente ans. Nous en avons suivi toutes les évolutions. Je peux même dire que nous avons été précurseurs en la matière, en travaillant depuis quinze ans environ avec les « nouveaux » bétons (autoplaçant, fibré, etc.) développés par des industriels tels que Lafarge, Holcim ou Calcia Italcementi. Le béton est ainsi progressivement devenu un matériau de construction artistique, travaillé par les architectes en termes de textures, de rendus et de formes.
RECHERCHE
Sur quels sujets porte aujourd’hui votre réflexion. Quels sont vos axes de recherches privilégiés ?
A. B. et F. N’T. Notre principal questionnement porte sur la manière de parvenir à conserver la matérialité du béton brut, au naturel, dans toute sa vérité constructive, en évitant peintures, enduits, ragréages, etc. Nous aimons que le matériau vive et se patine au fil du temps, comme un épiderme ; même si, comme à Paris-XIII, la teinte initiale tire aujourd’hui vers le rouge. Mais ce n’est pas gênant. Nous travaillons aussi en ce moment avec Holcim et l’entreprise Dutheil Construction sur un béton noir intense, qui sera coulé en place au Grand Palais pour la réalisation d’escaliers monumentaux. La mise au point est difficile pour stabiliser la couleur noire qui vire vite au gris… Un autre aspect est la banalisation de l’isolation thermique par l’extérieur, qui a tendance à effacer le béton du paysage urbain. On aimerait que le matériau puisse devenir suffisamment isolant, sans rien perdre de ses caractéristiques structurelles, pour qu’il puisse rester apparent partout, autrement qu’en parement… L’inventivité et la recherche se heurtent aussi parfois aux normes et réglementations… Nous construisons en ce moment un bâtiment de logements à Paris en béton blanc (Artevia de chez Lafarge), coulé et poli en place, qui incorpore des granulats de marbre. Nous avons réussi, en jouant avec les contraintes réglementaires, à obtenir une parfaite continuité de traitement de l’enveloppe pour son retournement en toiture sans aucune rupture.
P. C. La dimension esthétique (qualité de la surface, teinte du béton, etc.) est un axe de recherche qui transparaît dans notre gamme Artevia. Pigments, granulats, ciments en sont les leviers. Sans oublier les coffrages, les moules et les huiles de démoulage, qui interagissent avec le produit fini. Le béton noir est très difficile à obtenir : l’hydratation du ciment forme de la chaux, de couleur blanche, d’où une teinte grise et des efflorescences disgracieuses. Nos recherches portent aujourd’hui, en grande majorité, sur la construction durable : efficacité énergétique des bâtiments et des procédés de fabrication du ciment et des bétons ; abaissement du coût de la construction, réduction de l’empreinte CO2 du ciment et des bétons. Cela débouche, par exemple, sur un béton isolant, le Thermedia 0.6, un béton structurel livré sur chantier, qui sera prochainement amélioré en jouant sur le ciment, les granulats et l’incorporation d’air dans sa formulation. Autre exemple : notre nouveau ciment Aether, dont l’empreinte CO2 est réduite de 25 %, en remplaçant une partie du calcaire par de l’alumine et en réduisant, dans le four, la température de cuisson du mélange. Il sera commercialisé d’ici à trois-cinq ans, le temps de retravailler l’adjuvantation pour produire du béton avec. Nous lancerons prochainement un béton drainant destiné à gérer plus efficacement l’écoulement dans le sol des pluies d’orage, et cela indépendamment de la qualité de la mise en œuvre. Un produit destiné à la voirie (parkings, chemins de lotissement, cours d’écoles, etc.). Le « Graal » serait, pour moi, de pouvoir livrer sur chantier un béton que l’on pourrait stocker, dont on pourrait corriger à volonté la consistance (viscosité, plasticité, élasticité…) et dont on déclencherait la prise instantanément ! Ce sont là des pistes que nous explorons patiemment…
PARTENARIAT
Quelles relations entretenez-vous avec vos principaux partenaires de l’acte de construire ?
A. B. et F. N’T. Des industriels tels que Lafarge ou Holcim se montrent très attentifs aux désirs des architectes. Souhaitons qu’ils le restent et ne s’effraient pas de nos demandes parfois un peu folles ! Les architectes dopent l’offre avec des demandes précises et créatives. Les industriels, de leur côté, savent qu’ils pourront communiquer sur nos réalisations. De même, les entreprises doivent accepter de « prendre des risques ». Et même si nous savons qu’il est parfois difficile de se remettre en question, elles doivent apprendre à réaliser des projets parfois « hors-normes »… Et puis les « majors » du BTP devraient également faire preuve d’une plus large ouverture d’esprit…
P.C. La relation évolue favorablement vers un réel partenariat. Avec les architectes et les entreprises, les questions sont débattues très en amont, en vue d’élaborer les meilleures solutions constructives, de soulever les problèmes techniques et de dessiner des nouvelles pistes d’exploration. Cela oblige à sortir de l’équation performance/prix pour aller vers une approche en valeur globale. Cela pousse aussi à regarder nos métiers différemment : on répète trop souvent ce qu’on sait déjà faire… Sur ce point, les architectes aiguillonnent à la fois les industriels et les entreprises. La clé de l’écoconception - c’est mon credo - consiste à mettre « le bon béton au bon endroit ». Tous les protagonistes doivent y travailler…
M. D. Nous sommes, avec nos partenaires, dans une recherche permanente pour obtenir des coloris, des « peaux » ou des caractéristiques de mise en œuvre sans cesse améliorées. Et chacun joue le jeu ! Les architectes nous poussent à innover. Ils se montrent très exigeants, ce qui est normal : leur métier est d’être à la fois des techniciens et des artistes. J’observe, depuis une quinzaine d’années, une renaissance de l’art de construire en France, grâce aux nouveaux bétons et à une école architecturale qui a le vent en poupe. Cette collaboration intellectuelle, artistique et technique, valorise in fine tous les acteurs de la construction, et se traduit par des réalisations à la fois innovantes et parfaitement exécutées. Je pense, entre autres, au centre-bus RATP de Thiais (Val-de-Marne) par Emmanuel Combarel et Dominique Marrec, ou au théâtre de Montreuil (Seine-Saint-Denis) par Dominique Coulon. Ce sont là des bâtiments qui traverseront le temps. On est très loin, ici, de l’économie du « jetable ».


