Evénement

« Un jardin n’est jamais figé. Le Nôtre l’avait bien compris »

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Pierre Bonnaure Jardinier en chef des Tuileries -

Notre homme est assurément un passionné, et le site dont il a la charge n’a (presque !) plus de secrets pour lui. Intarissable sur le sujet et sur son créateur, André Le Nôtre, qu’il s’interdit d’imiter, il nous fait partager son intérêt débordant pour ce jardin que nous ne regarderons plus de la même façon…

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— Pourquoi autant de passion pour les jardins et le végétal ?

— Si je ne suis pas, comme Le Nôtre, fils de jardinier, on peut tout de même dire que je suis tombé dedans quand j’étais petit ! Très tôt, je me suis passionné pour les jardins, puis pour les jardins à la française et ceux de Le Nôtre. En particulier pour celui du château de Versailles. Mon père et mon grand père m’ont aussi sensibilisé, très jeune, à la nature et à la botanique, et ma grand-mère m’a appris le jardinage. Mon goût pour l’architecture des jardins a fait le reste.

— Ce qui vous amène à entreprendre des études dans ce sens…

— J’ai commencé par étudier l’histoire de l’art puis l’architecture. Mais au bout de six mois de béton et du Corbusier, j’ai abandonné ! J’ai entrepris un BTS d’aménagement paysager avec un apprentissage au parc du château de Versailles, auprès de Joël Cottin (1) qui m’a beaucoup apporté quant à la gestion des jardins historiques. Ensuite, j’ai obtenu deux masters: l’un en histoire de l’architecture et l’autre en histoire des jardins. Actuellement, je prépare une thèse sur les plantes utilisées par Le Nôtre.

— Comment êtes-vous arrivé aux Tuileries ?

— L’Établissement recherchait un chef jardinier. J’ai passé le concours et je l’ai réussi. Je suis là depuis 2007.

— C’est donc Le Nôtre qui vous a amené aux Tuileries et non pas les Tuileries qui vous ont amené à lui…

— Exactement !

— Pensez-vous que, sans lui, l’histoire des jardins aurait été différente ?

— Tout à fait. C’est une évidence ! Son influence a été et est toujours très importante, non seulement en France, mais aussi en Europe et dans le monde. Elle a été telle qu’il a bouleversé l’art du jardin et du paysage. On peut dire également qu’il a « préparé » l’art du jardin à l’anglaise, même si cela n’est pas encore très bien perçu. En ouvrant les jardins sur le paysage, il est à l’origine du passage du jardinage purement technique au jardinage esthétique. Il a donné naissance à l’art du jardin, du paysage, au paysagisme. Il le prouvera à travers ses innombrables créations.

— Pourtant, on résume souvent son œuvre à Versailles et aux parterres de buis…

— Oui, mais c’est loin d’être le cas ! Bien sûr, c’est le jardinier de Louis XIV. Bien sûr, il a fait Versailles, mais ce jardin n’est pas, à mon sens, représentatif de son œuvre. Son art est beaucoup plus sobre, plus mesuré, moins « bling-bling ». Son préféré était Chantilly, plus proche de ce qu’il aimait faire. Il appréciait aussi les Tuileries et Trianon. On pense que, dans ses jardins, tout est bien taillé, des arbres aux buis en passant par les topiaires, que tout est parfaitement symétrique et ne répond qu’à une seule volonté : celle d’aligner sur des lignes droites des allées, des pièces d’eau et des carrés jardinés comme on enfile des perles sur un fil. En fait, chez Le Nôtre, tout est beaucoup plus subtil. Par exemple, contrairement à ce que l’on pense, ses jardins ne se résument pas à trois essences : les buis, les ifs et les charmilles. Sa palette végétale était beaucoup plus vaste, et c’est ce que nous allons montrer lors de notre exposition aux Tuileries (2). Ses arbres n’étaient pas taillés en rideau. C’est une évolution récente. À son époque, on taillait différemment : les arbres étaient émondés sur la partie basse du tronc et, dès lors qu’elle échappait au croissant de l’élagueur juché sur son échelle, les sujets étaient laissés en port libre.

— Saint-Simon aurait dit : « Le Nôtre détestait les parterres, uniquement bons pour les nourrices qui ne quittaient pas les enfants des yeux. » Il aurait eu une indigestion d’entrelacs et aurait passé vingt ans à tricoter des buis…

— Les écrits de Saint-Simon sont à prendre avec précaution… Il est souvent dans l’exagération ! Mais il est vrai qu’on ne peut pas résumer un jardin à la française à des parterres et à des buis. Le Nôtre n’a pas fait que cela, notamment dans les jardins d’hôtels particuliers à Paris. D’ailleurs, on se trompe sur la fabrication des parterres à cette époque, un art grandement oublié aujourd’hui. Actuellement, on a tendance à planter tout l’espace de broderie alors qu’à son époque, on ne plantait que les contours avec des motifs très fins, l’intérieur restant minéral.

— Est-il exact que ses broderies servaient de modèles pour les robes des femmes d’aristocrates ?

— Non ! On a dit aussi cela pour l’ameublement. Le Nôtre faisait ses broderies sur mesure. Il les esquissait au crayon, à main levée, sans poncifs, sans gabarits, toujours par rapport aux perspectives, aux perceptions, aux dimensions et à la lecture des parterres qu’il désirait, l’œil étant instinctivement guidé par ses tracés. Tous ses dessins montrent bien que ses parterres étaient tous différents, selon les sites et leurs dimensions. Il n’y a aucune similitude entre les 14 hectares du grand parterre de Fontainebleau et ceux d’une centaine de mètres carrés des hôtels particuliers.

— Au-delà de cet aspect esthétique, ses jardins avaient-ils une vocation sociale ?

— À l’époque, ce rôle n’existait pas. Tout le monde pouvait fréquenter une partie de ces jardins, à l’exception des mendiants, des moines, des laquais, des femmes de petite vertu… Il n’y avait pas de privatisation de l’espace. Le Nôtre dimensionnait ses allées pour que des flux importants s’y déplacent et que l’on puisse, comme aux Tuileries, les parcourir de front à une bonne vingtaine de personnes. Par ailleurs, malgré ces tracés géométriques et ces formes simples, en triangle, en carré ou en cercle, Le Nôtre avait une grande intelligence de la distribution des promenades. Il offrait toujours plusieurs solutions. C’est un point que l’on sous-estime souvent.

— Revenons à sa palette végétale. Quelle était-elle vraiment ?

— Beaucoup plus importante que ce que l’on imagine aujourd’hui et beaucoup plus large que celle que l’on a actuellement dans ses jardins, même restaurés. Il y avait des topiaires d’ifs, bien sûr, mais aussi de sapins, d’épicéas… Il y avait beaucoup plus de graphismes, de feuillages, de rendus, d’effets. Il utilisait de nombreuses variétés à feuillage panaché qui seraient totalement incongrues aujourd’hui. Nous allons montrer tout cela dans l’exposition que nous préparons pour son 400 anniversaire, ici, aux Tuileries.

— D’où venaient ces végétaux ?

— Il avait une pépinière sur l’actuel VIII arrondissement. Pour les plantes exotiques, plus fragiles, il les faisait venir de Provence, du Bassin méditerranéen, d’Italie… Du Portugal, il importait des orangers. À l’origine, il a presque exclusivement planté le jardin des Tuileries avec des marronniers ! À l’exception des terrasses. Imaginez aujourd’hui un paysagiste réalisant un jardin entièrement en ginkgos ou en palmiers !

— Installait-il de gros sujets ?

— Il n’aimait pas cela, mais, comme Louis XIV voulait tout, tout de suite, il en a été très agacé et c’est en partie pour cela qu’il a pris sa retraite en 1693. Dès 1680, comme il n’y avait plus d’offre suffisante dans les pépinières, on est donc allé chercher les végétaux dans la nature, dans les forêts : baliveaux d’ormes, de châtaigniers, de charmes, d’érables, de chênes pour les bosquets et les allées, mais aussi des centaines de milliers de bulbes de narcisses. Des sous-bois entiers de forêts normandes ont ainsi été dépeuplés pour les plates-bandes des jardins royaux.

— Avez-vous retrouvé des végétaux aujourd’hui inusités et que vous souhaitez réintroduire ?

— Oui mais par petites touches et, peut-être ensuite, en plus grande quantité, comme d’anciennes jonquilles et tulipes ou d’anciens narcisses… L’objectif n’est pas de reproduire ce qu’il a fait. Il utilisait beaucoup les ormes. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Si nous avons un identique dans les tracés, ce n’est plus le cas ni dans les essences ni dans les tailles. Les jardins ne s’arrêtent pas à Louis XIV ! Si tous les siècles doivent laisser leur empreinte, il ne faut pas tout figer. Ce serait d’ailleurs impossible. Les conditions environnementales ne sont plus les mêmes. Aux Tuileries, du temps de Le Nôtre, la fréquentation était d’environ quelques dizaines de milliers de personnes par an. Aujourd’hui, c’est quatorze millions de visiteurs ! Le climat et les sols se sont modifiés, nous subissons la pollution atmosphérique… Pourquoi faire croire que nous serions en plein xvii siècle, en lisière de la campagne, alors que nous sommes maintenant en plein Paris, avec toutes les contraintes que cela comporte ?

— Au-delà de ces végétaux, comment a-t-il constitué ses grands tapis verts que l’on retrouve sur ses grandes réalisations ?

— D’après ce que l’on sait, ils étaient réalisés en semis, avec des mélanges qui étaient préparés par des semenciers. Ils comportaient essentiellement des fétuques ovines et des pâturins des prés. Ces espaces étaient praticables et servaient aussi à stabiliser les sols en pente et à dégager les vues. On utilisait également le placage. L’herbe était alors prélevée sur des prairies de pâtures, notamment au Pré-aux-Clercs, sur le site de l’actuel quai Malaquais, sur la rive gauche de la Seine, à Paris. Leur entretien se résumait alors à quelques fauches par an.

— Lorsque vous intervenez, pensez-vous à ce qu’il aurait fait ?

— Je pense à deux choses : d’abord respecter l’environnement, c’est-à-dire intervenir avec les méthodes les plus douces possibles, comme il le faisait car la chimie n’existait pas ! Ensuite, innover et expérimenter. Ce qu’il faisait. Il savait qu’un jardin doit changer, qu’il n’est pas immuable. À son époque, on n’avait pas le souci, comme trop souvent aujourd’hui, de figer les choses, de retranscrire le patrimoine. Cela n’a pas de sens.

— Est-ce une pression particulière que d’être responsable d’un jardin de Le Nôtre ?

— Non… C’est un honneur ! Il ne faut pas prétendre être à sa hauteur, mais être le plus modeste et le plus respectueux possible. Tout l’enjeu, c’est de conserver, mais aussi d’innover pour durer. Surtout pas d’imiter.

(1) Responsable du service jardins du château de Versailles.

(2) Jusqu’au 30 septembre, deux expositions sont présentées dans le jardin des Tuileries à l’occasion du 400 anniversaire de la naissance de Le Nôtre.

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Date de réponse 21/10/2025