L’urbanisation en zone Montagne est centrée sur le principe de l’urbanisation en continuité avec l’existant, ce qui a pour objectifs d’éviter le mitage des espaces encore vierges, de sauvegarder les terres agricoles et de limiter les dépenses d’infrastructures induites par l’étalement urbain. Il s’agit là du cœur du régime juridique applicable, ce qui n’empêche pas la loi d’être peu autoritaire permettant ainsi aux autorités locales de pouvoir la contourner, malgré un strict contrôle du juge qui ne peut que limiter les excès (voir les trois questions posées à François de Saint-Exupéry, premier conseiller du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, en p. 21).
Les imprécisions de la loi montagne
L’assouplissement de la règle de continuité
L’article L145-3 du code de l’urbanisme établit le principe de l’urbanisation en continuité de l’existant. Cette règle n’est simple qu’en apparence, compte tenu du nombre élevé de dérogations introduites au fur et à mesure des réformes et d’une définition de moins en moins précise de ce qu’est l’existant à partir duquel il est possible de construire.
Les dérogations explorent deux voies complémentaires. D’une part, il est possible de s’appuyer sur les constructions déjà présentes. Ainsi, les principes traditionnels de l’intangibilité des droits acquis et de la pré-occupation ont amené le législateur à permettre l’adaptation, le changement de destination, la réfection ou l’extension limitée des constructions existantes. On soulignera ici l’imprécision relative à l’extension, propre à certaines dérives. D’autre part, il est envisagé la réalisation d’urbanisations nouvelles en discontinuité. Ainsi, sous couvert d’intérêt général, est permise la réalisation d’équipements publics incompatibles avec le voisinage des zones habitées, ce qui s’ajoute aux dérogations générales de la loi Montagne pratiquées pour les installations et ouvrages nécessaires aux établissements scientifiques, à la défense nationale, aux recherches et à l’exploitation de ressources minérales d’intérêt national, à la protection contre les risques naturels et aux services publics autres que les remontées mécaniques, dès lors que leur localisation dans ces espaces correspond à une nécessité technique impérative (article L145-8 du code de l’urbanisme).
La continuité appliquée aux groupes de constructions
L’ensemble bâti choisi comme référence du principe de continuité est également marqué par l’approximation. Aux « bourgs » et « villages », assises originelles, la loi de 1995 a ainsi joint le « hameau », liste qui sera ensuite complétée par la loi de 2003 avec « les groupes de constructions traditionnelles ou d’habitations existantes ». La logique de développement apparaît clairement à travers cette évolution qui, ajoutant des ensembles bâtis de taille de plus en plus réduite permet bien davantage de constructions. Ainsi, lorsque les communes de montagne sont éclatées en petites unités urbaines, ce qui est assez fréquent en raison de la configuration des lieux, cela peut revenir à autoriser une urbanisation sur presque l’intégralité du territoire communal, au détriment de toute centralité.
Comme souvent en droit de l’urbanisme, le législateur a donc construit une boîte à outils malléable, laissant aux acteurs administratifs et juridictionnels le soin d’en tirer toutes les rigueurs ou, à l’inverse, toutes les opportunités. Cela est d’autant plus vrai qu’il a accordé une marge de manœuvre très importante à l’autorité locale pour appliquer ces dispositions.
Les possibilités de développement ouvertes aux communes
Il ne s’agit pas de dire ici que le pouvoir local rejette toute idée de protection de l’environnement. Toutefois, il serait tout autant aveugle de ne pas souligner que, pour les acteurs locaux, la préoccupation environnementale est une préoccupation parmi d’autres et que les objectifs de développement économique, bien légitimes, prennent souvent le pas sur la conservation du patrimoine naturel. À partir de là, il importe simplement de montrer à quel point les élus locaux ont les moyens d’adapter les dispositions de la loi Montagne pour permettre une réelle urbanisation.
Premièrement, les communes dotées d’un plan local d’urbanisme (PLU) ou d’une carte communale peuvent délimiter ces fameux éléments bâtis en continuité desquels il est possible de construire. Une écriture habile peut donc établir de nombreuses zones potentiellement urbanisable, d’autant plus que l’article L145-3 du code de l’urbanisme demande aux communes de tenir compte, entre autres, des « caractéristiques traditionnelles de l’habitat », ce qui est une notion particulièrement subjective. En outre, cette détermination n’est en rien exclusive et n’empêche pas le recours à d’autres points de départ, non délimités dans le document.
Deuxièmement, le principe même de l’urbanisation en continuité peut être écarté par le pouvoir décentralisé. Une simple étude spécifique présentée dans le cadre d’un schéma de cohérence territoriale (Scot) ou d’un PLU permet d’échapper à la contrainte. Certes, des garde-fous sont établis tels que la justification par des spécificités locales, le respect des objectifs de protection des terres agricoles, pastorales et forestières, la préservation des paysages et milieux caractéristiques, la protection contre les risques naturels, l’avis de la part de la commission départementale des sites. Toutefois, des critères approximatifs (spécificités locales) et un avis non conforme constituent des obstacles facilement surmontables. L’absence d’une telle étude n’est d’ailleurs même pas rédhibitoire puisqu’à défaut, le PLU ou la carte communale peut délimiter des « hameaux et des groupes d’habitations nouveaux intégrés à l’environnement » et des « zones d’urbanisation future de taille et de capacité d’accueil limitées », autres exceptions au contenu incertain. Et même en l’absence de documents d’urbanisme, l’autorité communale est en mesure d’écarter la règle, sur simple délibération motivée du conseil municipal, si celui-ci considère que « l’intérêt de la commune » le justifie.
Le pouvoir de l’autorité locale est donc influent : quelle que soit la situation de la commune, il est possible de moduler ou d’écarter la règle de continuité, et chacune des procédures est construite sur des concepts flous, ce qui augmente sa marge de manœuvre.
Les rigueurs de la jurisprudence administrative
Opposabilité étendue de la loi Montagne
Le premier des principes généraux de la loi Montagne est son opposabilité, que le législateur a souhaitée forte et qu’il appartenait classiquement au juge de préciser. La jurisprudence confirme cette valeur, que ce soit vis-à-vis des actes :
– individuels habituels, comme les permis de construire, permis d’aménager et certificats d’urbanisme (Conseil d’État, 24 avril 2012, Association pour la protection du Lac de Sainte-Croix, n° 346439 ; Conseil d’État, 16 avril 2012, ministère de l’Écologie, n° 323555) ;
– réglementaires habituels (Conseil d’État, 7 décembre 1990, Commune d’Ampus, n° 110508 ; Conseil d’État, 23 octobre 1996, Commune Combloux, n° 159473) ;
– ne relevant pas du code de l’urbanisme, comme une déclaration d’utilité publique (Conseil d’État, 21 mars 2001, Société Euroraft et autres, n° 209459), la construction d’une ligne électrique (Conseil d’État, 9 juin 2004, Commune de Peille, n° 254691) ou encore une charte de parc naturel régional (Conseil d’État, 29 avril 2009, Commune de Manzat, n° 293896).
La juridiction administrative n’a donc pas hésité à donner plein effet à la loi.
Vigilance autour du principe de l’urbanisation en continuité et de ses dérogations
Concernant le principe de construction en continuité de l’existant, le juge administratif exerce également un contrôle vigilant, tout autant vis-à-vis des décisions individuelles que des documents de planification. Une zone doit ainsi être située en continuité pour se voir classée en zone urbaine (cour administrative d’appel de Lyon, 8 avril 1997, M. Pascal G., n° 94LY00450) ou à urbaniser (Conseil d’État, 18 mai 1998, Commune d’Allonzier-la-Caille, n° 163708).
Appréciation des notions de « bourg » et de « village »
Tout d’abord, les éléments bâtis à partir desquels il est possible de construire sont vus strictement. Il a ainsi rapidement dressé les contours des notions de « bourgs » et « villages », références originelles, en se fondant sur des critères traditionnels tels que les distances, le nombre de bâtiments, la continuité du construit. Ainsi un lieu-dit situé à quelques centaines de mètres et comportant un certain nombre de constructions ne constitue ni un bourg ni un village (Conseil d’État, 14 décembre 1992, Commune de Saint-Gervais-les-Bains, n° 115359), pas plus qu’un lieu-dit situé à 3 km du bourg et ne supportant que quelques constructions (Conseil d’État, 18 mai 1998, Commune d’Allonzier-la-Caille, n° 163708 ).
Une interprétation stricte de la notion de « hameau »
Le juge en a fait de même avec la notion de hameaux, introduite en 1995. De fait, une distance de 30 mètres entre 6 constructions « ne caractérise pas un hameau de montagne, même eu égard aux caractéristiques de l’habitat dans cette région » (Conseil d’État, 5 février 2001, secrétariat d’État au Logement c/Commune de Saint-Gervais, n° 217796), de même que des terrains comportant plusieurs constructions ne constituent pas nécessairement un hameau (tribunal administratif de Nice, 8 mars 2001, Préfet des Alpes-Maritimes c/Commune de Saint-Vallier-de-Thiey, n° 004625 ; tribunal administratif de Nice, 5 avril 2001, Préfet des Alpes-Maritimes c/Commune de Saint-Jeannet, n° 001062) ou que quelques habitations dispersées dans une zone rurale ne révèlent pas une urbanisation continue et ne sauraient constituer un hameau (Conseil d’État, 10 avril 1996, M. A., n° 116165). La jurisprudence administrative est donc plutôt rigoureuse sur cette question du bâti de référence, même si le juge a dû assouplir sa jurisprudence en raison de l’ajout par le législateur, en 2003, de la référence aux « groupes de constructions traditionnelles ou d’habitations existantes ».
Comment identifier des « groupes de constructions traditionnelles ou d’habitations existants » ?
L’urbanisation est par exemple admise sur un espace situé à l’écart du bourg dès lors que « quelques bâtiments restent implantés après démolition d’anciennes installations d’une mine » (tribunal administratif de Montpellier, 31 décembre 2009, Association de défense des riverains et de protection de l’environnement des mines et usines de Salsignes et de la combe du Saut, Hack, Espuche, n° 0705278). De même, un PLU peut reconnaître comme tel un groupe composé de seulement trois constructions proches les unes des autres (cour administrative d’appel de Lyon, 11 octobre 2011, Communauté d’agglomération du Lac du Bourget, n° 10LY01274). Ce n’est alors pas la rigueur du juge qui est en cause, mais les réformes successives qui, à force d’enrichir la liste des points de départ de la continuité, permettent une urbanisation sur des espaces situés à l’écart, mais marqués par une occupation diffuse et légère. Cela dit, il s’est malgré tout maintenu une jurisprudence protectrice des espaces puisque même un simple groupe de constructions doit avoir une consistance minimum, qui ne peut être établie par deux seules constructions (tribunal administratif de Grenoble, 18 mai 2006, M. B., n° 0305473) et présenter une certaine unité (cour administrative d’appel de Lyon, 28 septembre 2010, Commune de Saint-Guillaume, n° 08LY02384).
La notion de continuité : une simple affaire de distance ?
La notion de continuité est également analysée de manière stricte par le juge administratif. D’une part, les juges du fond apprécient souverainement l’existence ou l’inexistence de ladite continuité (Conseil d’État, 28 juillet 1999, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement catalans, n° 180467 ; Conseil d’État, 12 janvier 2007, Commune de Tourrettes-sur-Loup, n° 285063). D’autre part, s’il n’est pas possible de définir une distance de référence, dès lors que le juge se prononce selon les circonstances de l’espèce et les caractéristiques des lieux. Ainsi l’habitat est-il en général plus diffus en Haute-Savoie ou en Beaufortain que dans les Alpes-du-Sud. De même, la présence d’éléments naturels tels qu’un cours d’eau (tribunal administratif de Grenoble, 30 juin 1992, Baillard, n° 902440) ou une rupture de pente (Conseil d’État, 5 février 2001, Secrétariat d’État au Logement, n° 217798) peut rompre la continuité. L’étude de la jurisprudence met en évidence une certaine sévérité en la matière :
– refus d’une construction située à 80 m en contrebas du bourg (tribunal administratif de Nice, 3 octobre 1996, Canavese, n° 922626) ;
– refus pour un terrain situé de l’autre côté d’une voie départementale par rapport au bourg (cour administrative d’appel de Lyon, 15 mars 1994, B., n° 93LY00559) ;
– refus pour un terrain situé à plus de 100 m d’un hameau (cour administrative d’appel de Lyon, 11 mars 1997, Commune de Saint-Gervais, n° 96LY00528) ou 150 m (cour administrative d’appel de Marseille, 21 décembre 2002, Fédération Pour les espaces naturels et l’environnement catalans et autres, n° 97MA10905) ;
– refus pour un terrain situé à 800 m du centre du bourg et à 80 m d’autres constructions (cour administrative d’appel de Marseille, 28 juin 2001, M. et Mme M. n° 98MA00353 ;
– refus pour une parcelle située à une centaine de mètres des constructions existantes (Conseil d’État, 16 avril 2012, ministère de l’Écologie, n° 323555).
Et lorsqu’une commune tente de contourner le principe de continuité par la planification, le juge veille encore à ce que la création de hameaux respecte toutes les exigences de l’article L145-3 du code de l’urbanisme, notamment la préservation des terres agricoles, la sauvegarde du patrimoine ou la protection contre les risques (tribunal administratif de Nice, 22 décembre 1994, Mme L., n° 891996) et soit de taille limitée (Conseil d’État, 10 juin 1998, Commune de Ciprière, n° 168718). En définitive, en ce qui concerne les principes généraux d’urbanisation, c’est par rapport aux exceptions que le juge se montre le plus souple. Il avait ainsi déjà permis le changement de destination avant même que la loi de 2003 ne confirme cette extension jurisprudentielle (cour administrative d’appel de Lyon, 26 novembre 2002, ministère de l’Équipement c/Sarl Armanish, n° 98LY01467). Et de la même façon, il a développé une appréciation plutôt large de l’extension limitée, en prenant en compte l’ensemble de la construction existante, indépendamment de la destination des locaux et des risques pour l’activité agricole ou la préservation du patrimoine montagnard (cour administrative d’appel de Marseille, 21 décembre 2000, Fédération pour les espaces naturels et l’environnement catalans et autres, n° 97MA11614).
Application de la loi Montagne aux projets éoliens
Encore récemment, le juge a admis la construction d’éoliennes de manière discontinue en estimant qu’elles pouvaient bénéficier de l’exception prévue pour les « équipements publics incompatibles avec le voisinage des zones habitées », cela alors même qu’elles ne sont pas construites par des personnes publiques (Conseil d’État, 16 juin 2010, Leloustre, n° 311840).
Rigoureux, le juge administratif se montre donc également pragmatique, privilégiant la reconnaissance des droits acquis à travers les travaux sur l’existant et ne fermant pas la porte au développement des énergies renouvelables. Il reste qu’il est tout de même le garant de la bonne application des principes généraux d’urbanisation de l’espace montagnard face aux imprécisions législative et aux pouvoirs des autorités locales. Le constat ne se dément pas concernant les principes complémentaires d’urbanisation.
Ces dérogations sont donc réellement exploitables, même s’il importe de correspondre parfaitement aux critères, ce qui n’est pas le cas par exemple d’un parc photovoltaïque qui est certes un équipement public, au même titre qu’une éolienne, mais qui n’est pas incompatible avec le voisinage d’une zone habitée (tribunal administratif de Toulon, 1er décembre 2011, Association de défense de l’environnement et du patrimoine forestier c/Commune d’Ampus, n°0901233).

