Adapter les politiques publiques, notamment en matière de transition écologique, aux spécificités territoriales est un objectif constant des gouvernements et mérite à cet égard une attention particulière. En novembre 2023, Elisabeth Borne, alors Première ministre, avait demandé à l’Inspection générale de l’administration (IGA) et à l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD) de conduire une mission d’évaluation de l’emploi des dispositions en matière de dérogation, d’expérimentation et de différenciation dans le champ des politiques du ministère de la Transition écologique. Ces dernières ont publié leur rapport le 1er octobre.
Peu d’arrêtés préfectoraux de dérogation
Le pouvoir de dérogation du préfet, expérimenté en 2017 puis généralisé par un décret du 8 avril 2020 lui permet, dans des conditions strictes, de prendre des décisions individuelles qui écartent les prescriptions des normes arrêtées par l’administration de l’État. Pour les rapporteurs, il constitue une « souplesse locale utile » mais qui évolue dans un contexte où le préfet est le garant de l’intérêt général. Autrement dit, « le préfet ne peut pas déroger à tout », les dérogations ne pouvant en effet intervenir « que dans un cadre contraint » prenant en compte notamment la sécurité des personnes et des biens et le nécessaire respect des lois.
Conséquence : après quatre ans d’existence pérenne, le dispositif présente un « bilan mitigé » avec 543 arrêtés recensés en février 2024 sur l’ensemble du territoire, soit 1,5 arrêté par département.
543 arrêtés recensés depuis l'entrée en vigueur du décret du 8 avril 2020
- 430 actes concernent l’octroi de subventions par l’Etat
- 66 concernent le Code de l’environnement, dont 58 portent sur les délais pour déposer un dossier de demande d’autorisation des systèmes d’endiguement et d’aménagements hydrauliques
- 12 arrêtés concernent le logement
- 35 concernent de façon ponctuelle diverses normes
Cette utilisation limitée du pouvoir de dérogation dans le champ de la transition écologique, s’explique entre autres par « la complexité du droit de l’environnement qui constitue un obstacle majeur », relève le rapport. En outre, de nombreuses procédures relèvent du niveau législatif et/ou européen - comme les procédures d’autorisation environnementale - et ne permettent pas au préfet de s’en affranchir. L'autoriser à déroger à une loi ou un engagement européen « viendrait directement remettre en cause la hiérarchie des normes et l’ordre juridique ».
Pas de banalisation du dispositif
Dans ce contexte, un usage beaucoup plus massif de ce pouvoir semble alors « voué à l’échec, non pas tant par manque de volonté que par impossibilité structurelle, pour les préfets, d’en user plus », estime la mission conjointe. Alors qu’Emmanuel Macron annonçait lors des Rencontres des cadres dirigeants de l’Etat du 12 mars 2024 vouloir accélérer la procédure et élargir les domaines de dérogation, le rapport met en garde contre la « banalisation » de ce dispositif qui « jetterait le discrédit sur la norme ». Ce pouvoir de dérogation « ne saurait être l’alpha et l’oméga d’une politique de facilitation et de simplification, dont les conditions de réussite dépendent de nombreux autres facteurs plus importants : action du législateur, degré de précision de la norme, effectifs dans les services d’instruction, etc. ».
Faciliter les possibilités d'adaptation de la norme
Néanmoins, afin de poursuivre l’objectif de faciliter les possibilités d’adaptation de la norme aux spécificités locales, le rapport préconise d’ajouter, « lorsque cela est opportun », dans chacun des textes fixant ces normes, un article permettant une dérogation du préfet, à l’instar de ce qui est déjà fait dans de nombreux codes (dérogations aux règles de construction par l’article R. 112-14 du Code de la construction et de l’habitation, dérogations espèces protégées par l’article L. 411-2 du Code de l’environnement…).
Autre piste envisagée : transformer la saisine, par le préfet, de l’administration centrale, en faculté, « dans une logique de responsabilisation de l’échelon départemental ». Sur ce point, le Premier ministre Michel Barnier semble avoir suivi les recommandations de la mission et est même allé au-delà puisque dans une instruction publiée le 31 octobre visant à débloquer les projets locaux, il supprime purement et simplement les formalités d’information préalable des préfets de région et de saisine préalable de l’administration centrale, posées par la circulaire du 6 août 2020.
Un bilan mince pour l’expérimentation
Concernant l’expérimentation, « qui permet d’essayer des dispositions nouvelles, sur un territoire et dans un temps limités, avant d’envisager une éventuelle généralisation », deux possibilités sont prévues par la Constitution : l’article 37-1 qui est un droit général à l’expérimentation de l’Etat et l’article 72 alinéa 4 qui « permet spécifiquement aux collectivités territoriales et à leurs groupements de déroger aux règles qui régissent l’exercice de leurs compétences ».
Sur l’utilisation de cet article 72 alinéa 4, le bilan est « relativement mince », relève le rapport, aucune expérimentation n’a été lancée sur la base de la loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations. 14 demandes ont été formulées dont cinq visent la transition écologique (quatre ont fait l’objet d’un avis défavorable, une a été jugée caduque en raison de l’adoption d’une disposition législative permettant la réalisation du projet).
Cinq demandes d'expérimentation formulées concernant la transition écologique
- création d’un instrument de lutte contre les inondations
- réhabilitation d'une ancienne décharge d'ordures ménagères au moyen de l'installation d'une centrale photovoltaïque au sol en discontinuité de l'urbanisation
- projet de déchetterie en copropriété ou en bien indivis entre deux communautés de communes
- installation d'antenne-relais en discontinuité de l'urbanisation
- mise en place d’un diagnostic de performance énergétique
La mauvaise connaissance du dispositif, sa complexité, la possibilité pour les collectivités d’expérimenter autrement ou encore le contexte lié à la crise sanitaire sont quelques facteurs d’explication. A l’inverse, l’expérimentation portée par l’Etat au titre de l’article 37 de la Constitution a été très largement utilisée (269 utilisations entre 2003 et 2019 selon le Conseil d’Etat). D’autres sont venues s’y ajouter notamment par la loi 3DS du 21 février 2022.
Donner de la visibilité aux collectivités
S’il existe un message politique fort du gouvernement pour faciliter les expérimentations, force est de constater que le processus « bute régulièrement sur la disponibilité d’un vecteur législatif ». Aussi, la mission préconise d’inscrire chaque année, « un projet de loi portant diverses dispositions expérimentales ». Ce qui permettrait de « donner aux collectivités et aux entreprises une visibilité accrue sur la faisabilité de leurs idées et plus pragmatiquement de porter le processus jusqu’à son terme dans la loi ».
Est également proposée « la réalisation, sous l’égide des préfets, de concertations locales de dialogue État-collectivités, afin de faire remonter des simplifications normatives, qui pourraient ensuite être transmises à l’administration centrale ».
La différenciation, une réponse non adaptée
Enfin, la différenciation « qui ouvre la possibilité de traiter différemment des situations diverses » est « séduisante » dans son principe, mais elle « ne semble pas être la réponse la plus adaptée aux demandes - réelles - de flexibilisation des compétences des collectivités ». Près de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi 3DS qui en a posé le principe, les « propositions de différenciation émanant des collectivités sont peu nombreuses » - seules deux collectivités ont souhaité l’utiliser -, en raison là encore d’une méconnaissance du dispositif, d’une procédure « trop incertaine », et d’un caractère de « différence objective de situation » difficile à démontrer.
Au-delà de ces dispositifs, il existe une voie « pour l’adaptation des normes entre ces trois dispositions et le recours à des lois de simplification : l’écoute par l’État des territoires qui permet ensuite d’identifier et de corriger les imperfections des textes », conclut le rapport.