Après deux ans d'expérimentation, le droit de dérogation aux normes a été reconnu au préfet par le . Ce texte lui permet de prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence dans sept matières parmi lesquelles la construction, le logement et l'urbanisme ainsi que l'environnement, l'agriculture et les forêts. Par exemple, au stade de l'expérimentation, le préfet de Vendée avait utilisé le dispositif pour dispenser un projet éolien de la réalisation d'une étude d'impact et d'une enquête publique. Mais ce champ large d'intervention n'est pas sans susciter des réactions de la part d'usagers et de parlementaires.
Ovni juridique. Tout d'abord, un recours en annulation du décret a été déposé le 27 mai 2020 devant le Conseil d'Etat par quatre associations de défense de l'environnement : « Ce décret est un ovni juridique », expose Louis Cofflard, leur avocat, dont le dossier est toujours au stade de l'instruction. « Il aboutit à la délivrance de décisions individuelles, ce qui fait immédiatement penser au permis de construire ou aux autorisations environnementales, qui sont des permis de polluer. Plutôt que d'instituer un dispositif pour déroger à des normes qui seraient précisément identifiées, on l'a généralisé. Rappelons que, selon l'article 21 de la Constitution, le Premier ministre assure l'exécution des lois. A travers ce pouvoir de dérogation accordé aux préfets qui sont sous son autorité, il leur donne le droit de déroger aux conditions de mise en œuvre de la loi. Il permet potentiellement une atteinte au principe de non-régression, même si c'est une atteinte indirecte. » Ensuite, ce dispositif a fait l'objet d'une question écrite (n° 23854) au ministère de l'Intérieur le 6 mai 2021 par le sénateur (UC) de l'Eure, Hervé Maurey, pour « obtenir un bilan d'autant que le dispositif est très innovant : la dérogation au droit commun sur l'ensemble du territoire n'est pas tellement dans notre culture ». Selon la Direction de la modernisation et de l'administration territoriale (DMAT) rattachée au ministère de l'Intérieur, au 1er octobre, 113 arrêtés ont été pris, principalement pour accorder des subventions aux acteurs économiques et aux collectivités territoriales. Seuls six relèvent des domaines de la construction, du logement, de l'urbanisme et sept autres de l'environnement, de l'agriculture et des forêts. Mais comment expliquer une si timide application ?
Au 1er octobre, 113 arrêtés ont été pris : six relèvent de la construction, sept de l'environnement
Partage d'informations. Selon elle, les limites actuelles reposent plus sur la méconnaissance du dispositif que sur son usage. Afin d'y remédier, des opérations de communication et d'animation du réseau ont été menées comme la publication du « Guide du préfet et des services déconcentrés » le 23 juillet 2021 et l'animation, par la DMAT, d'une plate-forme de partage d'informations dans le domaine.
Pour Hervé Maurey, « cela montre que le dispositif n'est pas assez précis. Il y a de la part de certains préfets une inquiétude à l'utiliser par crainte d'un éventuel recours, d'un éventuel abus de pouvoir. Sans remettre en cause le principe, pour que ce pouvoir de dérogation soit efficient, il faudrait mieux l'encadrer, dans l'intérêt aussi bien des agents de l'Etat que des utilisateurs. A défaut, cela peut conduire à des disparités choquantes. Par exemple, dans certains cas, pour aller plus vite, on déroge aux procédures de concertation précédant l'implantation d'installations classées, alors que dans d'autres, une prudence excessive conduit à la non-utilisation. » Aussi, le sénateur envisage-t-il de mettre en place un groupe de travail chargé d'émettre des propositions. Le but est d'éviter qu'une fracture territoriale ne se forme, le préfet disposant, avec le dispositif actuel, d'un pouvoir discrétionnaire important justifié, notamment, « par un motif d'intérêt général et l'existence de circonstances locales » (art. 2 du décret du 8 avril 2020). Pourtant, toutes les mesures semblent être prises en amont pour éviter la disparité et les inégalités.
Expertise juridique. Conformément à la , la DMAT accomplit une mission d'accompagnement. Elle propose une expertise juridique sur la problématique rencontrée par un préfet qui souhaite recourir au droit de dérogation. A son issue, le préfet décide ou non de transmettre le projet d'arrêté. Il arrive que la direction d'administration centrale en charge d'examiner la demande émette des avis défavorables qui s'expliquent principalement par la nature des dispositions auxquelles il est souhaité déroger.
Parfois, certaines dispositions réglementaires ne sont qu'une déclinaison de principes fixés par la loi, rendant la dérogation impossible. C'est le cas des matières techniques comme l'environnement. Il arrive aussi qu'un avis défavorable soit rendu lorsqu'une solution à la problématique rencontrée existe sans avoir besoin d'actionner cette voie. Il en est ainsi lorsqu'une dérogation est déjà prévue par la réglementation, ce qui arrive parfois en matière de subventions. « La faculté de dérogation est utilisée avec raison par les préfets qui respectent bien les conditions du décret et les instructions de la circulaire », déclare la DMAT.
Souplesse. La DMAT rappelle aussi que les dérogations ont pour effet de simplifier les procédures administratives. Et souligne, parmi les bienfaits, « la souplesse que permet le droit de dérogation, notamment en matière de subventions. Par exemple, des dérogations à l' - qui limite à un an la possibilité de proroger la durée de validité de l'arrêté attributif d'une subvention - ont permis de maintenir des subventions sans qu'il soit nécessaire de refaire l'intégralité d'une procédure. Ce qui a été particulièrement utile cette année, avec le report de nombreux projets subventionnés du fait de la crise sanitaire ».
Celle qui dispose, dans le cadre de sa mission de coordination, d'une vision d'ensemble de l'application de ce droit ajoute : « A ce stade, nous n'avons pas identifié de dérogation récurrente incitant à modifier la réglementation. Il faudra certainement plus de temps et une plus grande appropriation du dispositif pour que ce type de conclusion émerge. » Pour l'heure, Louis Cofflard en appelle à la prudence : « En l'état, c'est un dispositif de mauvaise facture, incertain, une réponse inappropriée aux problèmes de complexité des normes, de lenteur d'instruction des dossiers et de leur jugement au contentieux. Aucun maître d'ouvrage ne peut solliciter une telle dérogation sans risques. »