« Je n'ai pas le souvenir de conversations sur l'architecture avec mon père, mais elle était au centre de notre vie de famille, raconte Bernard Tschumi. Nous passions les vacances à visiter les châteaux de la Loire ou les villes italiennes. J'avais une culture architecturale malgré moi. » Son père, le suisse Jean Tschumi (1904- 1962), fils de menuisier, entre aux Beaux-Arts de Paris en 1923. Vingt ans plus tard, il est nommé à l'Ecole d'architecture et d'urbanisme de Lausanne (l'actuelle Ecole polytechnique et universitaire de Lausanne).
Dès lors, les allers-retours entre la Suisse et ses opérations françaises, tels les laboratoires Sandoz à Orléans (Loiret), rythment ses semaines. Né en 1944, Bernard passe ses premières années à Paris, dans l'odeur de cigarette de l'agence du boulevard Saint-Germain, aménagée dans l'appartement familial. Puis ce sera Lausanne. Dans les deux pays, le dimanche, le père emmène le fils sur ses chantiers.

Manier des références diverses. En 1952, Jean Tschumi revient transformé par un voyage aux Etats-Unis. Ses nouveaux projets suisses s'en ressentent. Mais si le siège social de Nestlé, à Vevey, marque un tournant dans son parcours, l'architecte manie les références, tant l'héritage d'Auguste Perret que l'apport de Mies van der Rohe, sans rupture.
Adolescent, Bernard est passionné de littérature et de cinéma. En 1962, il obtient une bourse pour passer une année scolaire aux Etats-Unis, dans le Minnesota. « Chicago m'a tourné la tête. Pas seulement les bâtiments de Louis Sullivan, Frank Lloyd Wright ou Mies van der Rohe mais la ville elle-même. Au sommet du gratte-ciel le plus haut, j'ai su que je voulais devenir architecte. Je l'ai immédiatement écrit à mon père, mais nous n'avons jamais pu en parler car il est mort trois semaines plus tard, dans le train de nuit Paris-Lausanne, le jour de mes 18 ans. » Pour des raisons différentes, le père et le fils commencent à construire à la quarantaine. Jean parce qu'il a débuté dans la période de crise de l'entre-deux-guerres ; Bernard, car il appartient à une génération qui remet en question le rôle de l'architecte. « Ma rupture à moi, c'est Mai 68 », dit-il. Après ses études à Zurich, Bernard Tschumi ne souhaite pas bâtir mais réfléchir à l'architecture et à la ville. Il choisit donc l'enseignement, à Londres. Puis, une fois installé à New York en 1976, il poursuit son travail de recherche à travers le dessin et les expositions. Au début des années 1980, il décide toutefois d'expérimenter la conception d'un vrai projet. « J'ai participé pour la première fois à un concours, celui du parc de la Villette à Paris et, de manière inattendue, je l'ai gagné ! »

« Sauter une génération ». Aujourd'hui, l'architecte ne perçoit qu'un seul exemple de transmission, inconsciente, entre l'œuvre de son père et la sienne. Les claustras du musée de l'Acropole d'Athènes (Grèce) de Bernard rappellent en effet ceux du siège de la Mutuelle vaudoise à Lausanne, de Jean. « Le rapport au classicisme, la qualité constructive, le détail bien fini étaient dans l'ADN de Jean Tschumi. Son architecture est celle de l'axialité, de la pondération, de la synthèse des arts, quand chez Bernard Tschumi il y aune vision intellectuelle résolvant la fragmentation de l'existant par l'alliance de l'espace, de l'événement et du mouvement », analyse Jean-Baptiste Minnaert, co-commissaire, avec Stéphanie Quantin-Biancalani, de l'exposition que la Cité de l'architecture et du patrimoine, à Paris, dédie à Jean Tschumi jusqu'au 19 septembre. A travers elle, et la donation des dessins de son père, Bernard Tschumi fait vivre sa mémoire. Quant à ses deux enfants, en revanche, ils sont avocats… Après avoir suivi, avec talent, un programme d'introduction à l'architecture à l'université Columbia de New York, son fils a décrété : « Bernard, je pense qu'il faut sauter une génération. »