Les chemins escarpés de la mobilité décarbonée

L’Europe entretient l’espoir des défricheurs de la mobilité décarbonée, rassemblés le 22 février à Paris par l’Agence pour le financement des infrastructures de transport de France (AFIT France) et l’Université Gustave Eiffel (UGE), dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Aux perspectives politiques du pacte vert, s’ajoute l’audace de la génération montante de l’ingénierie.

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Christophe Béchu
Christophe Béchu, président de l'Agence pour le financement des infrastructures de transport de France, situe le colloque du 22 février entre le temps long des infrastructures et l'urgence climatique.

Les 125 milliards d’euros mis sur la table par Bruxelles entre 2021 et 2027 ont ouvert l’appétit des participants au colloque consacré à l’avenir du financement des infrastructures de transport, dans la matinée du 22 février à Paris.

Financements consolidés

Mais le directeur général de l’investissement, des transports innovants et durables à la direction générale des mobilités de l’Union européenne ne s’est pas contenté de cette promesse : « Grâce à la planification détaillée des neuf corridors, les investisseurs publics et privés pourront s’associer avec certitude à leur financement », développe Herald Ruijters.

La consolidation des crédits européens passe aussi par la formalisation des projets de 424 agglomérations européennes de plus de 100 000 habitants, attendus par Bruxelles d’ici à 2025.

Pour séduire des financeurs privés attirés par la taxonomie européenne et la règlementation sur les critères dits ESG (environnement, social, gouvernance), Bruxelles associe la plus grande rigueur sur le court terme avec une meilleure visibilité à moyen terme, assortie d’autres ruissellements conséquents : « L’objectif se situe à 750 milliards jusqu’en 2040 », précise le haut fonctionnaire européen, qui prend pour modèle les outils développés par la Suisse pour financer des infrastructures sur plusieurs générations.

Corridors multimodaux

A l’appui de son message sur la solidité de ses engagements, Bruxelles présente son nouvel outil : l’Agence européenne pour le climat, les infrastructures et l’environnement (Cinea), dotée d’un budget de 50 milliards d’euros jusqu’en 2027. « Pour accompagner le pacte vert et la mise en œuvre du réseau transeuropéen de transport, nos interventions comblent les défaillances du marché, dans les secteurs qui justifient une complémentarité entre les financements publics et privés », indique son directeur Dirk Beckers. « Dans un calendrier rythmé par deux appels à projets annuels, des procédures simplifiées accéléreront la mise en œuvre des projets », espère-t-il

Incarnation de l’enthousiasme bruxellois diffusé le 22 février à Paris, l’ancien ministre hongrois des Transports Peter Balazs évoque la montée en puissance de la fonction de coordinateur de corridor : « Elle se limitait autrefois à des projets particuliers, comme je l’ai vécu en tant que coordinateur de la connexion ferroviaire Paris-Bratislava. Depuis que la définition est devenue multimodale en 2014,  la mission vise réellement à préparer le monde de demain, avec le maximum d’acteurs possibles », décrit le coordonnateur du corridor Mer du nord - Méditerranée.

L’étendard de Seine-Nord

Avec ses bajoyers de 40 m de haut qui supportent des écluses capables de transférer 70 000 m3 d’eau en 13 mn, soit l’équivalent d’une piscine olympique toutes les 40 secondes, le chantier fluvial Seine-Escaut comble Peter Balazs : « Munis de nos bottes et de nos casques sur ces grands chantiers, nous sommes les yeux, les oreilles et la main tendue de la commission. J’adore les grandes écluses qui manifestent la créativité humaine, et ce que j’aime le mieux, c’est surveiller leur exécution en hélicoptère », lâche le vétéran des infrastructures européennes.

Sa flamme irradie la jeunesse, comme en témoigne l’équipe d’Ecoroad, co-lauréate de l’hackathon révélée le 1er décembre dernier aux Future days, co-organisés par l’Université Gustave Eiffel et l’Afit France : sous une couche de roulement en béton drainant, les étudiants en génie civil, informatique et énergie ont prévu d’encastrer des structures alvéolaires ultralégères en plastique recyclé, capables de stocker 300 l d’eau/m2, avant d’alimenter deux turbines et un générateur d’une puissance pouvant aller jusqu’à 300 W. Les 520 km de pistes cyclables programmés jusqu’en 2026 par la ville de Paris offriraient un terrain d’expérimentation optimal, avec un potentiel de 2,47 GWh. 

Innovations porteuses

Les lauréats de l’hackathon inspirent ce cri du cœur à Michel Neugnot, président de la commission Mobilité Transport de Régions de France : « Quelle chance d’avoir 20 ans aujourd’hui, quand se dessinent des solutions pour résoudre des enjeux multifactoriels. Avec les régions comme architectes de la mobilité, tous les ingrédients se réunissent pour décliner des solutions intelligentes »…

Gilles Roussel
Gilles Roussel Gilles Roussel

Gilles Roussel, président de l'Université Gustave Eiffel, co-organisateur du colloque du 22 février, veut contribuer au dialogue entre chercheurs et décideurs, à travers sa mission d'appui aux politiques publiques.

Plus proche de l’opérationnel et de la grande échelle, le département Composants et systèmes de l’UGE met le cap sur la route de cinquième génération (R5G) qui suit celle des sentiers, des voies romaines, des routes du début du XXème siècle et des deux fois deux voies : « Evolutive, automatisée et résiliente au changement climatique », résume son directeur Nicolas Hautière. Après « I-Street » mené avec TotalEnergies et Eiffage pour amener l’énergie des voiries dans l’habitat, « notre plus gros sujet de recherche des années à venir concerne l’électrification du fret autoroutier », annonce-t-il.

Décalage français

Certes, les perspectives ouvertes par la journée du 22 février n’ont pas balayé les incertitudes : « La répartition des crédits européens dépendra de l’avancement de chaque pays », note Philippe Duron, coprésident du Think-tank Transport Développement Intermodalité Environnement (TDIE), partenaire du colloque. Cette logique bénéficiera aux anciens pays de l’Est.

Or, la France souffre d’un décalage : « Les dégradations autoroutières ont d’abord touché les pays qui avaient construit les premières infrastructures, comme l’Italie. La question arrive en France au moment où le climat s’impose comme le principal défi posé au financement des infrastructures », ajoute Philippe Duron.

Une acceptabilité incertaine

Sur la question ferroviaire, l’ancien président de l’Afit France constate « l’oreille peu affutée » des dirigeants de la SNCF sur le dossier européen qui conditionne la fluidité des corridors : le système européen de gestion du trafic (ERTMS). Le fret soulève un obstacle commun à tous les modes, relevé par Anne-Marie Idrac, présidente de France Logistique : « On ne peut déconnecter les flux des stocks, ce qui pose la question du foncier nécessaire aux entrepôts ».

Avec son recul de 13 ans de mandat de député européen, l’ancien maire de Valenciennes Philippe Riquet résume la résistance opposée par la société au défi de la décarbonation des mobilités : « Pour beaucoup plus cher et sans gain de performance, on demande aux gens beaucoup plus d’efforts, alors qu’ils n’ont encore qu’une faible conscience du danger climatique »...

Le romantisme du neuf résiste

« Expliquer la "démobilité" comme horizon de progrès quand l’immense majorité pense le contraire ne va pas de soi », reconnaît Denis Valence, président du conseil d’orientation des infrastructures, frappé par le retour des collectivités qu’il sollicite : « Pour justifier leurs projets, les territoires argumentent rarement sur le report modal ou l’efficacité énergétique », constate le maire de Saint-Dié des Vosges.

Face au « romantisme du projet neuf » et à « la mythologie de la deux fois deux voies », il plaide pour un double changement de paradigme : prioriser l’optimisation de l’existant et indexer l’effort du contribuable sur l’importance de la décarbonation, dans les projets d’infrastructure. Avec sa méthodologie de « gestion intégrée du patrimoine d’infrastructure », le Centre d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) pousse dans ce sens, comme le montre son directeur adjoint David Zambon.

Le paradoxe à résoudre

« Bras armé du temps long confronté à l’urgence climatique » selon son président, l’Afit-France s’engage sur le chemin de la mobilité décarbonée avec pragmatisme : « Jouons sur le report modal et sur les investissements routiers qui permettront de changer le parc », recommande Christophe Béchu.

Cette ligne nécessitera la résolution d’un paradoxe sur lequel personne ne détient aujourd’hui de réponse : « L’électrification du parc fait perdre des recettes fiscales nécessaires au financement de la décarbonation ». Décidément, le chemin ne manque pas d’embûches, comme toutes les aventures humaines enthousiasmantes.

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