En 1932, un gamin venu de Normandie débarque avec sa famille en gare de Trappes, dans les Yvelines, et découvre son nouveau foyer : « Je n'avais encore jamais vu ça ! Des deux côtés de la rue, il y a tout un alignement de maisons aux toits plats […] qui se touchent toutes. On dirait qu'elles ont été construites de travers. » Avec ses 40 cubes blancs postés en quinconce de part et d'autre de l'avenue Marceau, le « lotissement de la Gare » a été achevé l'année précédente. Mais le garçon apprend qu'on appelle ces logements « les maisons “en dents de scie” » !

Ces souvenirs, collectés par Anissa Lamri et relatés dans « La Cité des Dents de scie, histoire d'un patrimoine », disent l'étrangeté de ces habitations si modernes dans une commune qui, il y a peu encore, était un village. Mais depuis que la Compagnie des chemins de fer de l'Ouest a choisi, en 1911, d'y installer une gare de triage, elle s'est métamorphosée en ville ferroviaire.
Orientation idéale. Une nouvelle population afflue, surtout depuis l'Ouest - la Bretagne, la Vendée, le Centre… - pour faire tourner la gare.
En 1920, le conseil municipal s'émeut que l'Etat, actionnaire de la compagnie, n'ait pas songé à créer pour les 300 cheminots du site des logements confortables « ainsi que le font en pareille circonstance tous les industriels consciencieux et soucieux du bien-être de leur personnel et de l'avenir de leur industrie ». Des constructions sont finalement engagées, en particulier sur cette avenue Marceau où l'office public des habitations à bon marché (HBM) de Seine-et-Oise produit des logements sociaux réservés aux cheminots. Les architectes Henry et André Gutton, le père et le fils, conçoivent alors ces drôles de quenottes alignées à partir de 1926. Anissa Lamri, qui a grandi aux Dents de scie et s'occupe aujourd'hui du service municipal Mémoire de Trappes, n'a pu que noter la rareté des ressources expliquant ce choix architectural. Elle rappelle cependant un objectif essentiel du projet : « Lutter contre la vermine et les maladies respiratoires et donc bâtir des maisons facilement lessivables, aérées et ensoleillées. » Les logements positionnés à 45° par rapport à la voirie jouissent justement d'une orientation est-ouest idéale.

Identiques, ils offrent, sur 66 m² de surface habitable, un séjour avec cuisine sous alcôve et, à l'étage, trois chambres. Le tout est sans chichis mais pratique. « Mais comme la période est à la récession, les maisons sont bâties à l'économie, avec une structure principale en béton et un remplissage en briques de Vaugirard », poursuit Anissa Lamri.
Faut-il y voir la cause des désordres, et notamment les infiltrations, qui affectent assez vite les Dents de scie ? En 1939, les pavillons sont d'ailleurs empaquetés avec des plaques de ciment.

A la fin du XXe siècle, les maisons, un temps menacées de démolition, sont sauvées par la mobilisation de la Ville et des locataires et inscrites aux Monuments historiques en 1992. Surtout, elles sont rénovées par l'architecte Antoine Grumbach. Mais aujourd'hui, certains locataires déplorent à nouveau des défauts d'isolation et des factures de chauffage élevées. Une rénovation thermique est prévue par le bailleur, Les Résidences Yvelines Essonne. On y reconnaît cependant que l'opération « demeure complexe au vu des contraintes sur ce site protégé ».