Les cités de labeur : le carré mulhousien, motif du tissu urbain

Dans le Haut-Rhin, la manufacture textile DMC a bâti un quartier en damier, où les ouvriers, propriétaires, n'ont cessé de faire évoluer leur logement au fil du temps.

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Les ouvriers de toute la ville peuvent devenir propriétaires d’un logement, comme ces maisons en bande avec jardin et courette.

Illustre membre d'une dynastie de l'industrie textile implantée à Mulhouse (Haut-Rhin) depuis le milieu du XVIIIe siècle, Jean Dollfus (1800-1887) avait de l'étoffe. Dix ans avant de devenir le maire de la commune alsacienne, il fonde, le 10 juin 1853, la Société mulhousienne des cités ouvrières (Somco), dont il devient l'actionnaire majoritaire. « Son objectif, à la différence d'autres industriels, n'est pas de construire une cité réservée aux seuls ouvriers de Dollfus-Mieg et Compagnie (DMC), mais ouverte à tous ceux de la ville, décrypte l'historienne Marie-Claire Vitoux, actuelle administratrice de la Somco.

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C'est pour lui un projet urbain et non d'entreprise. » L'empereur Napoléon III apporte sa pierre à l'édification du quartier résidentiel en offrant une subvention de 300 000 francs pour macadamiser les rues, aménager de petites places et planter des tilleuls. Un geste d'embellissement autant que d'assainissement dans une période de lutte contre l'habitat insalubre.

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Le terrain à bâtir en impose. Aussi vaste que la vieille ville médiévale, il se situe au nord-ouest, dans une zone rendue constructible par la réalisation d'un canal de décharge des eaux de l'Ill dans la Doller en 1848. Auparavant, la manufacture DMC - toute proche - utilisait cette étendue de prés pour sécher ses toiles après impression. C'est après avoir vu un modèle d'habitation pour la classe ouvrière présenté par l'architecte britannique Henry Roberts (1803-1876) à l'Exposition universelle de Londres en 1851 que Jean Dollfus confie le projet de la cité à l'alsacien Emile Muller (1823-1889). Pour autant, ce dernier ne lui propose pas une version francisée du cottage anglais, mais invente le carré mulhousien.

La recette est simple : prenez une parcelle quadrangulaire, divisez-la en quatre parts égales et, au centre, regroupez-y quatre maisons sous un même toit entourées de jardins potagers. Jean Dollfus, en industriel averti, demande d'abord un prototype avant de lancer le processus de fabrication à grande échelle. Bâti sur les terres de DMC, à Dornach (intégrée à Mulhouse en 1908), celui-ci est encore visible aujourd'hui. Au total, 1 243 habitations ont été construites entre 1853 et 1897. La plupart d'entre elles suivent le modèle du carré mulhousien. Mais il existe aussi deux variantes qui prennent la forme de maisons en bande, soit simple avec jardin à l'avant et courette à l'arrière, soit double avec uniquement un jardin à l'avant.

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Jardinage prescrit, cabaret proscrit. Dans la cité Muller, les résidents ne sont pas locataires, mais propriétaires. « Cette décision forte de la Somco est emblématique d'une vision harmonieuse des relations sociales, souligne Marie-Claire Vitoux. Ailleurs, un ouvrier peut être chassé de son logement par son employeur. Ici, il est indépendant. Et son épargne lui permet de jouir immédiatement de son bien immobilier. Une révolution pour l'époque ! » Pour les loisirs, le jardinage est prescrit, le cabaret proscrit. Les seuls établissements autorisés sont une boulangerie, un restaurant, un lavoir et des bains publics, dont l'eau chaude est fournie par l'usine DMC. Tous ont été détruits au cours du XXe siècle.

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Au fil du temps et des migrations de la main-d'œuvre, les populations se succèdent dans la cité : Anglais, Suisses, Allemands, Italiens, Portugais, Polonais, Algériens… Les maisons, héritées de génération en génération, sont progressivement vendues et transformées. Emile Muller aurait du mal à reconnaître son carré mulhousien, tant les extensions et les surélévations ont modifié sa géométrie initiale. Sans parler de récents travaux d'isolation par l'extérieur plus ou moins réussis… Au XXIe siècle, comme au XIXe, les propriétaires font évoluer le bâti selon leurs moyens. Côté jardins, si certains sont restés à l'état naturel, d'autres ont été artificialisés pour y garer la voiture familiale ou installer une piscine. Chacun fait ce qu'il lui plaît, le quartier ne faisant l'objet d'aucune protection patrimoniale.

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En revanche, le ministère de la Culture a décerné le label Architecture contemporaine remarquable à la Cité manifeste, dernier chapitre de l'histoire. Cette opération, livrée en 2005 à la pointe nord du site, avait été souhaitée par Pierre Zemp (1951-2012), alors directeur de la Somco, pour marquer le 150e anniversaire de la société, devenue une ESH. A l’image de Jean Dollfus, il voulait innover dans le logement à vocation sociale. C’est pourquoi, pour réaliser 61 habitations loin des standards habituels, il a fait appel à un architecte célèbre, Jean Nouvel, accompagné de confrères qui allaient le devenir : Lacaton & Vassal ; Shigeru Ban et Jean de Gastines ; Duncan Lewis et Hervé Potin ; Matthieu Poitevin et Pascal Reynaud. Sur les cinq lots qui leur sont attribués, chacun a réinterprété à sa manière le carré mulhousien ou les maisons en bande avec jardin, laissant la possibilité aux habitants de s’approprier les lieux.

Dix-huit ans plus tard, la végétation a poussé et apporte une certaine maturité au site. « Il ne se passe pas une semaine sans que la Somco ne soit sollicitée pour organiser une visite de la Cité manifeste, indique Marie-Claire Vitoux. Grâce à elle, toute la cité ouvrière est traversée en long, en large et en travers par les étudiants en architecture de France et d’ailleurs. » Un carré qui pique donc la curiosité aux quatre coins du monde.

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