Un candidat évincé d’un marché public n’a pas à prouver, dans le cadre d’un recours contestant la passation du contrat, la partialité concrète des personnes ayant évalué les offres, s’il démontre des éléments objectifs mettant en doute leur impartialité. Il appartient, en revanche, au pouvoir adjudicateur de prendre les mesures appropriées pour identifier et remédier aux éventuels conflits d’intérêts, explique la Cour de justice de l’Union européenne dans une décision du 12 mars 2015. Qui est vouée à s’appliquer à toutes les juridictions nationales des Etats membres, dont la France.
En l’espèce, le département général d’incendie et de secours auprès du ministère de l’Intérieur de Lituanie avait publié un appel d’offres pour l’achat d’un système d’information de la population utilisant des infrastructures de réseaux publics. Après avoir été informée par le pouvoir adjudicateur des résultats de l’évaluation des offres techniques, une des entreprises évincées a formé un recours contestant la légalité des procédures de passation du marché, notamment du fait du manque de clarté dans les conditions de l’appel d’offres -particulièrement du critère d’évaluation des offres portant sur la compatibilité des offres avec les besoins du pouvoir adjudicateur- et de la partialité des experts ayant évalué les offres. Déboutée, la société a porté l’affaire en cassation. La cour lituanienne interroge la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur les dispositions applicables à l’affaire.
Rôle actif du pouvoir adjudicateur
Première question posée par la juridiction lituanienne à la CJUE : en vertu notamment des principes d’égalité de traitement et de transparence (art. 2 de la directive 2004/18), l’illégalité de l’évaluation des offres peut-elle être constatée du fait de liens significatifs entre l’attributaire du marché et des experts nommés par le pouvoir adjudicateur pour évaluer les offres, et ce, sans examiner la partialité concrète invoquée ? Oui, ces principes ne s’y opposent pas, à condition que le pouvoir adjudicateur ait fait son travail, répond la CJUE. Pour rappel1, « l’égalité de traitement […] impose que tous les soumissionnaires disposent des mêmes chances dans la formulation des termes de leurs offres et implique donc que celles-ci soient soumises aux mêmes conditions pour tous les compétiteurs ». Son corollaire, « l’obligation de transparence […] a essentiellement pour but de garantir l’absence de risque de favoritisme et d’arbitraire de la part du pouvoir adjudicateur à l’égard de certains soumissionnaires ou de certaines offres ». Selon la cour, le pouvoir adjudicateur a un rôle actif à jouer pour l’application de ces principes fondamentaux. La nomination d’experts aux fins d’évaluer les offres soumises, ne le décharge pas de sa responsabilité de respecter ces principes (CJUE, 29 mars 2012, n° C?599/10). Il relève justement de sa compétence de constater la partialité d’un expert notamment en appréciant les faits et les preuves. Le pouvoir adjudicateur « est, en toute hypothèse, tenu de vérifier l’existence d’éventuels conflits d’intérêts et de prendre les mesures appropriées afin de [les] prévenir, de [les] détecter et d’y remédier […], y compris, le cas échéant, en demandant aux parties de fournir certaines informations et éléments de preuve » ou quand « le soumissionnaire évincé présente des éléments objectifs mettant en doute l’impartialité d’un expert ».
Le requérant n’a pas à prouver la partialité des experts
Pour la CJUE, constituent des éléments objectifs mettant en doute l’impartialité d’experts : le lien entre ceux nommés par le pouvoir adjudicateur et les spécialistes des entreprises attributaires du marché, lorsqu’ils travaillent ensemble dans la même université, et appartiennent au même groupe de recherches ou ont des liens de subordination. Toutefois, si le requérant peut présenter de tels éléments, dans le cadre d’un recours, il n’est pas tenu de prouver la partialité concrète des experts nommés. La cour est pragmatique, car « un soumissionnaire n’est, en règle générale, pas en mesure d’avoir accès à des informations et à des éléments de preuve lui permettant de démontrer une telle partialité ». Enfin, il est indiqué qu’il revient au droit national « de déterminer si et dans quelle mesure les autorités administratives et juridictionnelles compétentes doivent tenir compte » de l’impact d’une éventuelle partialité des experts sur la décision d’attribution du marché.
Possibilité de recours même après l’expiration du délai
Autre question posée par la cour lituanienne à l'initiative du renvoi préjudiciel devant la CJUE : les principes d’efficacité et de célérité s’attachant aux recours contre les décisions des pouvoirs adjudicateurs (art. 1§1 al3 de la directive 89/665) exigent-ils la possibilité d’avoir un recours en contestation de la légalité d’un appel d’offres, même après l’expiration du délai prévu par le droit national, dès lors que le « soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent n’a pu comprendre les conditions de l’appel d’offres qu’au seul moment où le pouvoir adjudicateur, après avoir évalué les offres, a fourni des informations exhaustives sur les motifs de sa décision » ? Oui, répond la CJUE qui réaffirme sa jurisprudence 2 sur le recours efficace contre les violations en matière de passation des marchés publics. Les délais de recours commencent à courir à « la date où le requérant a eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée », et ce, « jusqu’à l’expiration du délai de recours contre la décision d’attribution du marché », précise la cour.
Le critère d’évaluation « compatibilité de l’offre avec les besoins de l’acheteur »
Enfin, la cour lituanienne se pose aussi la quiestion de savoir si le pouvoir adjudicateur pouvait retenir comme critère d’évaluation des offres, « le degré de conformité de celles-ci avec les exigences figurant dans la documentation de l’appel d’offres ». Réponse affirmative de la CJUE qui rappelle que les critères énumérés dans la directive de 2004 (art. 53§1) pour apprécier l’offre économiquement la plus avantageuse ne sont pas exhaustifs (CJUE, 10 mai 2012, "Commission/Pays-Bas", C?368/10). Le pouvoir adjudicateur peut se baser sur d’autres critères à condition qu’ils soient liés à l’objet du marché. Or, « le degré de conformité de l’offre avec les exigences de la documentation de l’appel d’offres est [bien] lié à l’objet du marché ». D’autant plus que « rien n’indique que ce critère d’évaluation ne respecterait pas les principes » d’égalité de traitement entre les candidats, de non-discrimination et de transparence.