Depuis que l’association Francis Hallé pour la forêt primaire identifie la réserve transfrontalière de la biosphère Vosges-du-Nord – Palatinat comme un site possible pour sanctuariser 75 000 hectares, le débat entre économie et écologie redouble d’intensité, au sein même des instances du Parc naturel régional des Vosges du Nord (PNRVN). « Le chemin vers la forêt primaire est encore long », prédit sa directrice Rita Jacob.
400 hectares de nature intégrale
« Ses défenseurs viennent surtout de la ville », constate Sébastien Morelle. Le chargé de mission redoute un effet boomerang : « Les exploitants pourraient céder à la tentation d’augmenter leur pression sur les forêts situées à l’extérieur du périmètre ».
La crainte vise essentiellement l’ONF, dans un massif atypique par rapport à la moyenne nationale : le foncier public en couvre les deux tiers - dont deux tiers de forêt domaniale - tandis qu’une part importante du tiers restant relève d’un seul propriétaire, le groupement des Vosges du nord.
Le PNRVN bénéficie d’une longueur d’avance dans la gestion dite en libre évolution : sur 400 hectares d’un seul tenant répartis à parité entre la France et l’Allemagne, la réserve forestière intégrale transfrontalière Adelsberg-Lutzelhardt crée un précédent depuis 2001.
L’expérience essaime à petit pas : « On a mis 15 ans pour obtenir 2 % », soupire Rita Jacob. Outre la pression économique, la réticence s’explique par des motifs sécuritaires : à qui incomberait la responsabilité d’un accident provoqué par la chute d’un arbre, dans une forêt primaire ?
La libre évolution progresse
Grâce au partenariat entre le PNR des Vosges du Nord, l'office national des Forêts et la forêt privée, la surface forestière dédiée à la libre évolution a doublé au cours des 5 dernières années. Les réserves intégrales, ilots de senescence et autres peuplements non exploités couvraient 1750 ha, soit 2,7% de la surface forestière, en 2022 pour l'essentiel en forêt publique en application de la convention PNRVN/ ONF. La proportion atteint même 5 % dans l'unité territoriale de Bitche (Moselle) où une gestion expérimentale nommée "gestion a haute valeur environnementale" est mise en oeuvre.
Sébastien Morelle détaille le cahier des charges de cette gestion intégrée qui s'applique depuis 2 ans sur 15000 hectares : « Maintien des arbres morts, conservation de 2 à 4 houppiers non démembrés par hectare, préservation des très très gros bois » – de hêtre et de pin sylvestre, c’est-à-dire les fûts dont le diamètre dépasse 90 cm - conservation de 3 arbres habitats vivants par hectare et classement de peuplements en évolution naturelle ou en ilots de senescence sur 750 hectares".
Pour la biodiversité, les espaces soustraits à la gestion sylvicole présentent un enjeu vital : « 25 % des espèces vivantes sont liées au stock âgé et au bois mort », rappelle Sébastien Morelle. Outre une multitude d’insectes ou de champignons, des animaux plus visibles retiennent l’attention : les cigognes noires ont besoin de vieux arbres capables de porter des nids de 100 kg, tandis que l’habitat des martres nécessite des grandes cavités. Emblème des Vosges du Nord, le lynx se déploie dans 20 000 ha de forêt par individu.
Une start-up du nano-habitat
Plutôt que le tout ou rien, la charte actuelle du parc cherche le point d’équilibre entre gestion et biodiversité, en tirant le meilleur parti possible de la ressource locale : le hêtre occupe 51 % du couvert forestier, devant le pin sylvestre, deux essences sous-exploitées sur lesquelles se concentrent les efforts de valorisation. Le territoire dispose pour cela d’un atout maître, avec 140 entreprises et 1500 salariés issus de tous les maillons de la filière forêt bois.
« Nous lançons tous les ans ou tous les deux ans un concours ou un appel à manifestations d’intérêt » (Ami), annonce Pascal Demoulin, chargé de mission Architecture. Implanté à Lupstein (entre le PNR et Strasbourg), le groupement üTE, lauréat de la compétition de 2020 sur le nano-habitat, envisage aujourd’hui de doubler sa capacité de production issue du pin sylvestre. Le marché porteur de l’habitat léger de loisir soutient sa croissance, sur un créneau haut de gamme.
Tavaillons en châtaignier
La valorisation des châtaigniers issus d’anciens coteaux viticoles porte également ses fruits, grâce à une entreprise d’insertion lauréate d’un concours plus ancien, spécialisée dans la production de tavaillons. La menuiserie patrimoniale fait partie des prochaines cibles du PNRVN, pour répondre à l’insatisfaction exprimée par les architectes des bâtiments de France sur l’offre industrielle en bois et PVC.
Un dézoomage sur plusieurs autres PNR montre des efforts comparables. Depuis 2018, le massif de la Chartreuse rode la première appellation d’origine contrôlée (AOC) dédiée à une production non alimentaire. Elle bénéficie aux bois d’œuvre issus de 7000 hectares de sapins et d’épicéas situés à plus de 600 m d’altitude, encore épargnés par le réchauffement climatique. Le massif fait partie des Forêts d’exception, vitrine de l’ONF en matière de gestion écologique concertée avec les collectivités locales.
Sur-mesure en Chartreuse
60 opérateurs y transforment chaque année 5700 m3 de grumes labellisées. « Les arbres implantés en pente poussent vite et haut. Ils présentent une bonne résistance mécanique et peu de nœuds », souligne Laure Belmont, chargée de mission Biodiversité, aménagement et paysage au PNR Chartreuse. Les constructeurs choisissent sur mesure les individus adaptés à chaque projet.
La régulation sylvo-cynégétique constitue la principale difficulté pour respecter un cahier des charges qui interdit les coupes à blanc et qui exige la régénération naturelle. Des exceptions à cette dernière règle fixent une limite à 50 plants par hectare, dans les parcelles trop endommagées par le gibier. Des répulsifs à base de graisse de mouton font partie des armes préventives.
Gestion paysagère à la Sainte-Baume
Dans le massif de la Sainte-Baume, l’écologie et le paysage progressent : suite à un marché contracté en 2018 avec l’agence de paysage Saltus, Avisilva et ALCINA, le Parc naturel régional de la Sainte-Baume a publié fin 2022 un manuel de préconisations de gestion forestière par unités paysagères. Composé d’un diagnostic et de fiches thématiques, ce manuel a été réalisé en partenariat avec l’ONF et le centre national de la propriété forestière, grâce au soutien financier de l’Union Européenne et de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur.
"Une étude économique complémentaire relativise les surcoûts associés au respect de ces préconisations », précise Perrine Arfaux, chargée de mission Aménagement et paysage. Des formations, une vidéo de sensibilisation grand public et un outil cartographique en ligne complètent le dispositif. Le manuel paysager et environnemental de la gestion forestière viendra enrichir le projet de classement de site de la montagne Sainte-Baume.
A Villedieu dans le PNR du plateau de Millevaches, la tempête de 1999 a renouvelé le regard des habitants et des élus sur la forêt, après l’abattage de centaines d’hectares de douglas serrés demandés par le marché du bâtiment. Il s’en est suivi « un nouveau contrat de gouvernement avec les habitants qui demandent des paysages plus ouverts, plus agricoles et un peu moins forestiers », témoigne le maire et agriculteur Thierry Letellier.
Gestion hydrique à l’ONF
Ces expériences évoquées au séminaire « Les territoires célèbrent 30 ans de loi paysage » s’inscrivent dans une tendance de fond : « Tous les curseurs bougent en faveur de la prise en compte de la naturalité forestière, dans les chartes des parcs comme dans la feuille de route de l’ONF », veut croire Sébastien Morelle, en dépit des critiques que lui inspire la précipitation occasionnée par les plantations financées par le plan de relance.
Directeur adjoint des risques naturels à la direction générale de l’ONF, Julien Bouillie confirme l’intégration de la « trame écologique fonctionnelle » dans les plans de gestion de l’établissement. Il y ajoute la préservation de l’eau : « Autrefois tournés principalement vers la récolte de bois d’œuvre, nos éclaircies visent désormais l’optimisation du bilan hydrique. Nous cherchons à caler les seuils pour éviter trop d’évapotranspiration occasionnée par des peuplements fermés et trop de lumière qui favorise les sous-étages ».
Observatoire photographique
Les générations à venir disposeront d’une traçabilité des nouvelles pratiques, dans les cinq PNR du grand Est : lancé en février 2022 pour 10 ans, le projet européen Life Biodiv’est finance un observatoire photographique des forêts. Sur 60 placettes, les forestiers, les écologues et les paysagistes pourront mesurer l’évolution de la dendrométrie, des volumes de bois mort, des essences et de la valeur économique des arbres.