Par plusieurs décisions (1), la jurisprudence vient d’ouvrir la voie à un infléchissement des conditions d’utilisation, par les acheteurs publics, de critères de sélection des offres tournés vers des considérations à caractère environnemental ou social. Encore faut-il bien mesurer la portée et les implications pratiques de ce revirement de jurisprudence.
L’abandon de la jurisprudence restrictive antérieure
La possibilité, pour les pouvoirs adjudicateurs, de recourir à des critères sociaux ou environnementaux pour l’attribution de leurs marchés, est expressément reconnue par l’. Mais cette faculté a toujours été assortie d’une condition : comme tout critère d’attribution, les critères sociaux ou environnementaux doivent, selon cet article, être « liés à l’objet du marché ».
Or, jusqu’à présent, le juge administratif retenait une interprétation extrêmement stricte de cette condition, revenant, au final, à rendre quasiment impossible l’utilisation de critères sociaux ou environnementaux. Un critère de sélection relatif à des objectifs d’ordre social ou environnemental n’était possible que si les prestations du marché avaient elles-mêmes pour objet la satisfaction de tels objectifs, ou si leur exécution les impliquait nécessairement (tel un marché relatif à l’insertion professionnelle) (2). Par exemple, le recours à un critère lié aux propositions des candidats en matière d’insertion de publics en difficulté n’était pas possible pour l’attribution d’un marché de prestations de déménagement (3). Mais cette conception étroite est à présent abandonnée.
La nouvelle appréciation du lien entre le critère et l’objet du marché
Dorénavant, depuis les récentes décisions précitées (1), la condition tirée du « lien avec l’objet » du marché suppose, plus simplement, que le critère soit utile à l’appréciation de la qualité des offres, et donc qu’il se rapporte aux moyens (humains, matériels, logistiques, etc.) susceptibles d’être spécialement et effectivement mobilisés par le candidat pour l’exécution du marché. Ce qui signifie qu’en théorie, et en totale rupture avec la jurisprudence antérieure, le recours à un critère d’ordre social ou environnemental est aujourd’hui possible quel que soit l’objet du marché, même si celui-ci ne tend pas à la satisfaction d’un besoin en matière sociale ou environnementale. C’est ainsi qu’a été admis le recours à un critère environnemental pour un marché de fourniture de boissons (, précité) ou encore pour un marché de collecte de déchets (, précité). De même, l’utilisation d’un critère lié à l’insertion des publics en difficulté a été reconnue possible pour l’attribution d’un marché de rénovation de voirie routière (, précité).
Dans ces différentes affaires, si le recours à un critère extra-économique a été admis, c’est parce que le critère en question avait bien pour objet d’évaluer les vertus (environnementales ou sociales) des produits ou des moyens (matériels, humains) que les candidats se proposaient d’affecter spécialement à l’exécution du marché. C’est en cela que ces critères ont été regardés par le juge comme ayant un lien avec l’objet du marché.
Les critères ne doivent pas avoir pour objet d’évaluer les politiques et moyens généraux des candidats
Une première limite à l’utilisation de critères sociaux ou environnementaux demeure ce faisant : de tels critères ne doivent pas avoir pour objet de prendre en compte les pratiques ou les moyens généraux des candidats au-delà de celles et de ceux qu’ils seront appelés à mettre spécifiquement en œuvre pour l’exécution du marché. Tout critère d’attribution doit être tourné vers l’évaluation de la performance des offres, et non vers celle de la performance des candidats (en procédure formalisée, tout du moins). En pratique, s’il est concevable de prévoir un critère reposant sur la qualité de la politique de formation professionnelle des membres de l’équipe que le candidat se propose de dédier à l’exécution du marché, il ne paraît pas possible, en revanche, de recourir à un critère lié à la qualité de la politique générale de formation professionnelle des personnels du candidat. De même, si l’on peut prévoir un critère destiné à tenir compte des conditions de fabrication ou d’approvisionnement des produits qui seront utilisés par les candidats pour les besoins de l’exécution du marché, un tel critère ne saurait être utilisé pour évaluer la politique générale d’achat des candidats.
Les critères ne doivent pas être discriminatoires
Ensuite, il est bien évident que les acheteurs publics ne peuvent pas recourir à des critères extra-économiques qui auraient pour effet de favoriser trop sensiblement certaines catégories de soumissionnaires ou de productions. Cette exigence élémentaire de non-discrimination se pose avec une toute particulière sensibilité s’agissant des critères sociaux ou environnementaux, critères face auxquels les entreprises ne sont pas toujours sur un pied d’égalité. Et pour lesquels les grandes entreprises peuvent généralement formuler plus facilement que les PME des propositions compétitives.
Certains critères paraissent ainsi intrinsèquement discriminatoires. Tel serait sans doute le cas d’un critère de préférence nationale, destiné à tenir compte, par exemple, de la part des produits « made in France » que se proposent d’utiliser les candidats dans le cadre de l’exécution du futur marché. Mais il pourrait également être admis qu’un critère extra-économique soit discriminatoire du fait qu’au regard de son objet (c’est-à-dire, principalement, de son caractère plus ou moins contraignant en termes d’exécution des prestations) et de son poids relatif dans la notation des offres (c’est-à-dire de sa pondération), il viendrait à favoriser, de manière excessive, certaines catégories d’entreprises ou de productions. Pour le dire autrement, cela reviendrait à exiger un rapport de proportionnalité entre le critère et l’objet du marché, rapport de proportionnalité dans le cadre duquel la question de la pondération du critère serait alors essentielle. La jurisprudence reste, sur ce point, à être précisée (4).
Les critères doivent être précisément définis
Enfin, les acheteurs publics, s’ils décident de recourir à des critères sociaux ou environnementaux, doivent les formuler de manière suffisamment intelligible pour permettre à tous les candidats d’en connaître la portée exacte et de les interpréter de la même manière. La jurisprudence récente prouve que c’est, en réalité, sur cet aspect que les acheteurs doivent désormais porter leur attention, en veillant à bien définir, dans les documents de la consultation, l’objet et les modalités de mise en œuvre des critères extra-économiques auxquels ils ont recours.
Ainsi, si l’un de ces critères est lié à la détention d’un écolabel (5), l’acheteur public ne peut pas se borner à faire purement et simplement renvoi, dans le règlement de la consultation, à l’écolabel considéré, même s’il est connu des opérateurs économiques du secteur. Les documents de la consultation doivent détailler les caractéristiques et les spécifications techniques auxquelles l’obtention de cet écolabel est conditionnée - autrement dit, les référentiels du label (, précité). De la même manière, dès lors qu’un acheteur public entend tenir compte du bilan carbone des offres, il doit définir précisément ses attentes à ce titre. Ce qui suppose que les documents de la consultation soient parfaitement clairs sur le périmètre des éléments que les candidats doivent intégrer dans leur bilan carbone et au vu desquels leur offre devait être jugée (, précité). A cet égard, le recours à des cadres de réponse, détaillant à la fois les indicateurs (sociaux ou environnementaux) couverts par les critères et les renseignements devant être fournis par les candidats aux fins d’évaluer leur offre, paraît constituer, pour les acheteurs publics, la meilleure précaution pratique de nature à répondre à cette exigence de transparence.
