Pari tenu pour les concepteurs de la passerelle de Sherbrooke : pour la première fois au monde, un ouvrage d'art vient d'être construit intégralement en béton de poudres réactives (BPR). «Bouygues n'a pas vocation à concevoir, sans construire ensuite, annonce Régis Adeline, chargé du développement des structures en BPR à la direction scientifique de l'entreprise. Cette fois-ci pourtant, et c'est une grande première, ce sont des entreprises locales québécoises qui ont réalisé l'ouvrage. La passerelle de Sherbrooke est un véritable ouvrage d'art, marqué par d'importantes innovations techniques. »
Trois années se sont écoulées depuis la présentation par Pierre Richard, directeur scientifique de Bouygues, du projet de franchissement d'une rivière sur le campus de l'université québécoise (« Le Moniteur » du 4 novembre 1994, page 54). Les aléas du montage juridique et financier n'ont permis le démarrage des travaux qu'en février 1997, et c'est finalement la ville de Sherbrooke qui a décidé d'assumer la maîtrise d'ouvrage de ce pont réalisé en huit mois, et d'ores et déjà considéré comme une « petite révolution » technologique.
Trois innovations techniques
Première performance : aucun ferraillage n'arme le béton ! Dans un matériau « classique », le béton se comprime, et l'acier s'étire. Ici, les forces de traction sont transmises au BPR seul. Conclusion : toutes proportions gardées, le béton se comporte cette fois comme du métal.
Deuxième nouveauté : les aciers de précontrainte, qui traversent le béton à l'intérieur de gaines, sont réduits à leur plus simple expression. Explication : les ponts sont traversés de câbles que l'on tend après la prise du béton, un peu à l'image d'un fil à linge sur lequel on tirerait, au fur et à mesure que l'on accroche des vêtements, pour conserver son horizontalité.
D'habitude, ces câbles sont composés de plusieurs fils que l'on torsade, et que l'on dote en extrémité d'une plaque d'appui qui sert à répartir les efforts transmis. « A Sherbrooke, les câbles sont réduits à un toron, et les plaques d'appui ont disparu, poursuit Régis Adeline. Cela signifie que la tête d'ancrage des câbles est simplement appuyée sur le béton, qui reprend alors les forces de compression (200 MPa). » Cette particularité se retrouve dans les diagonales inclinées, et dans la dalle supérieure, dans le sens transversal.
Troisième prouesse enfin, et non des moindres : le béton des quarante-huit diagonales résiste à 350 MPa de compression, alors qu'une structure « traditionnelle » résiste à des valeurs inférieures à 60 MPa. Comment est-ce possible ? Grâce à trois innovations : 1) l'introduction de fibres métalliques dans le béton ; 2) le pressage du béton frais sous 1 bar, pour augmenter sa compacité ; 3) l'étuvage des éléments à 90 °C pendant quarante-huit heures, qui stabilise dimensionnellement la structure.
Equilibrer technique et économie
D'une portée de 60 m, la passerelle est préfabriquée en usine, en six éléments (des voussoirs conjugués). Les poutres longitudinales sont coulées dans des coffrages en bois, et vibrées à l'aiguille et à la règle. La passerelle est ensuite levée à la grue par moitié (52 t chacune). Un appui central provisoire permet de poser les demi-travées au-dessus de la rivière, avant le clavage à sec (leur liaisonnement, sans ajout de béton). Cet appui est retiré lors de la mise en tension des câbles, qui soulève le milieu de la passerelle d'environ 3 cm.
Si les intervenants se félicitent de voir le BPR passer à l'échelle industrielle, l'expérience de Sherbrooke ne marque qu'une étape dans l'évolution des bétons, comme l'explique Pierre Juston, au laboratoire central de recherche de Lafarge : « Notre partenariat avec Bouygues et Rhône-Poulenc vise à dépasser les limites actuelles, pour parvenir aux bétons ductiles (étirables sans rupture), dont les caractéristiques seraient réellement comparables à celles de l'acier. Nous sommes désormais capables de nous passer de ferraillage et de gros granulats. Reste à trouver l'équilibre entre technique et économie. »
C'est précisément pour cela que l'architecture de la passerelle de Sherbrooke reste raisonnable. « Nous avons écarté les audaces de design, concède Régis Adeline. Certaines dimensions sont dictées par des problèmes technologiques. Aujourd'hui, nous serions capables d'aller plus loin, avec un niveau de sécurité équivalent. » Coup de chapeau, donc, au volontarisme que symbolise cet ouvrage. Prudence, toutefois, étant donné la limite des champs d'application du BPR, son coût, et surtout le manque de recul vis-à-vis du vieillissement. Rendez-vous dans vingt ans.
FICHE TECHNIQUE
Maître d'ouvrage : ville de Sherbrooke.
Conception et exécution : Bouygues direction scientifique.
Coordination : Université de Sherbrooke.
BET : Teknika.
Entreprises : Pomerleau (entreprise générale), Béton Bolduc (préfabrication), VSL (précontrainte), Sika (revêtement)
Délais : préfabrication : 2 mois ; montage : 15 jours
Coût : 639 000 dollars canadiens (environ 2,75 millions de francs, dont 1,55 million pour la travée en BPR).
PHOTOS :
La travée principale de la passerelle de Sherbrooke mesure 60 m. Avec une hauteur de 3 m et une largeur de 3,30 m, l'épaisseur moyenne de l'ouvrage est de 0,18 m3/m2. Son poids propre ne dépasse pas les surcharges (400 kg/m2), et la triangulation confère une grande inertie, pour le confort des piétons.
Le hourdis supérieur se compose de deux poutres 25 X 22 cm surmontées d'une dalle nervurée de 3 cm d'épaisseur ; le hourdis inférieur comprend deux poutres 38 X 32 cm reliées tous les 5 m par des bossages. La liaison est assurée par quarante-huit diagonales de 3,80 m de long et 150 mm de diamètre.