L’équipe que vous formez avec vos confrères Eric Daniel-Lacombe et Martin Duplantier a voulu se saisir des crises qui ébranlent le monde et des réponses que les architectes peuvent y apporter… Et ce, avant même de savoir que le commissaire général de la Biennale, Carlo Ratti, explorera quasiment le même thème dans sa propre exposition. D’où est venu votre propre choix ?
Dominique Jakob.- Je pense que nous, architectes, ne sommes pas les seuls à nous réveiller le matin en nous interrogeant sur l’état du monde, sur ces instabilités qui découlent de l’anthropocène. Qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine ou des feux qui ont ravagé Los Angeles, l’action humaine en est responsable. C’est aujourd’hui le sujet essentiel, presque évident.
Et je m’insurge quand j’entends que, dans ce contexte, il n’y a plus ni architecture ni architecte. Au contraire, nous n’avons jamais eu un rôle aussi important car notre habitat est menacé. Donc que proposons-nous ? La question est peut-être naïve. Mais voilà longtemps que nous nous intéressons aux moyens que l’on peut mettre en œuvre pour éviter, au maximum, d’aller à la catastrophe.
Brendan MacFarlane.- Je crois même que cette question nous a marqués dès notre jeunesse, en Afrique pour Dominique et en Nouvelle-Zélande pour moi. Dans le pays d’où je viens, tout est paysage.
Je m’insurge quand j’entends que, dans ce contexte d'instabilités, il n’y a plus ni architecture ni architecte. Au contraire, nous n’avons jamais eu un rôle aussi important
— Dominique Jakob
Il y est puissant et naturellement instable. Les tremblements de terre, les tempêtes ou même le fait qu’en une seule journée, on puisse y traverser les quatre saisons, tout cela a évidemment joué dans la formation de ma vision du monde.
Surtout, à partir des années 1970, nous avons tous commencé à prendre conscience des destructions que nous provoquions, notamment en ce qui concerne la pollution atmosphérique. La Nouvelle-Zélande a été le pays le plus impacté par le trou qui s’est formé dans la couche d’ozone. Je me souviens qu’à l’époque où j’étais étudiant, un grand sujet était que les moutons devenaient aveugles, parce que la couche d’ozone ne filtrait plus assez le rayonnement solaire… C’est là que j’ai compris l’impact de la bombe de peinture ! Les Chlorofluorocarbones (CFC) contenus, entre autres, dans les aérosols, détruisaient cette barrière protectrice. Nous étions donc à l’origine de ce phénomène.
Mais cette histoire a abouti à quelque chose de très beau : une législation adoptée par quasiment le monde entier a interdit l’usage de ces gaz nocifs et aujourd’hui, le trou se résorbe.
C’est une histoire qu’on a aujourd’hui tendance à oublier…
Dominique Jakob.- … alors même qu’il faudrait en parler. Le fait que ce problème soit en cours de résolution est la démonstration même qu’agir est possible.
Il faut rappeler qu'une solution a été trouvée pour résoudre le problème du trou dans la couche d'ozone à ceux qui voient dans le changement climatique un fait accompli.
— Brendan MacFarlane
Brendan MacFarlane.- Absolument, il faut rappeler cette histoire à ceux qui voient dans le changement climatique un fait accompli. Il faut rester optimiste, se dire que nous sommes capables de faire bouger les choses.
Toutefois, 10 ans après les Accords de Paris, leurs ambitions apparaissent désormais inatteignables. N’est-ce pas un échec collectif ?
Brendan MacFarlane.- En effet le fameux seuil de 1,5°C en-dessous desquels il aurait fallu maintenir l’augmentation de température moyenne mondiale, fixé en 2015, a été dépassé l’an dernier et, aujourd’hui, il est dit que cette augmentation sera de l’ordre de 4°C à la fin du siècle. De plus, des scientifiques expliquent que nous avons désormais basculé dans une zone de non-retour.
C’est pourquoi il est fondamental, avec cette Biennale, de poser le sujet des adaptations : de quoi parle-t-on ? Devront-elles être temporaires ou sommes-nous au début d’une ère d’adaptations permanentes ? Etre optimistes ne veut pas dire que nous ne sommes pas aussi réalistes.
Dominique Jakob.- Lutter contre le changement climatique doit demeurer un objectif, mais puisque le phénomène s’accélère, il nous faut réfléchir à la préservation de notre habitat aujourd’hui. Dans les processus d’adaptation, je vois des démarches tout simplement logiques. Si avec cette exposition, nous sonnons l’alerte, nous souhaitons aussi donner de l’espoir.
Cette conviction que l’architecte à un rôle à jouer, comment la traduisez-vous dans la pratique de votre agence ?
Dominique Jakob.- En proposant des projets qui font avec leur contexte, en essayant de construire moins. Historiquement, l’architecture s’est inscrite dans le paysage, s’est immergée dans la nature. Mais il me semble qu’avec le XXe siècle, le rapport a changé. Le modernisme s’est imposé à l’environnement.
Dès nos premiers projets, nous avons cherché à sortir de cette position pour agir avec respect. A la fin des années 1990, en participant à la recherche «36 modèles pour une maison», lancée par l’agence Périphériques, nous avions imaginé une habitation semi-enterrée.
Autre exemple quand, en 2008, nous avons livré 100 logements sociaux sur le site de l’ancien hôpital Hérold à Paris, dans le XIXe arrondissement. Sur ce terrain exigu, il y avait des arbres. Nous avons proposé de construire autour. Nous nous sommes adaptés. L’opération a été divisée en trois bâtiments dans lesquels nous avons travaillé des appartements traversants, desservis par des coursives généreuses. La réalisation est le résultat d’une somme de gestes «verts» qui ne nous étaient pas demandés, mais qui nous apparaissaient comme des évidences.

Les architectes Eric Daniel-Lacombe (à gauche) et Martin Duplantier. © Juliette Agnel
Eric Daniel-Lacombe et Martin Duplantier, avec lesquels vous avez conçu le pavillon, partageaient donc cette vision ?
Dominique Jakob.- J’avais rencontré Eric à une conférence à Nice parce qu’il est, pour sa part, engagé dans des projets d’aménagements résilients dans les trois vallées de cette région frappées par des inondations dramatiques ces dernières années.
Quant à Martin, nous avions d’abord répondu à son appel quand, en tant que président de l’association AMO, il avait lancé au début de la guerre en Ukraine un programme pour que les agences françaises accueillent des professionnels de ce pays. Nous avons depuis embauché la jeune architecte ukrainienne qui était alors arrivée chez nous.
Ensuite nous avons continué à discuter avec ces deux confrères et notamment du travail que Martin a entrepris pour établir un relevé des patrimoines détruits par la guerre, ou encore de ses projets de reconstruction. Nous les avons donc invités à rejoindre notre équipe de commissariat.
Le Pavillon présentera certains de vos travaux à tous les quatre. Comment ont été sélectionnés les autres ?
Le partage des intelligences - celles d'une communauté et celle de l'architecte qui les synthétiste pour en faire un projet - est important.
— Brendan MacFarlane
Dominique Jakob.- Nous avons lancé un appel à contributions et reçu 275 propositions parmi lesquelles un comité en a sélectionné une quarantaine. Au total 50 projets de réalisations, pour moitié venus de France, pour moitié de l’international, seront exposés. La force de notre proposition viendra de la grande diversité de ces réflexions.
Brendan MacFarlane.- Par exemple, nous montrerons le travail mené par l’agence bangladaise Urbana, cofondée par Kashef Chowdhury, sur des territoires affectés par les crues du Brahmapoutre. A la demande de villageois victimes de ces inondations, cet architecte a imaginé une solution qui leur évitait d'être déplacés sur des terres plus en hauteur : il a conçu des villages surélevés, en forme d’îles.
C’est un projet extraordinaire, qui souligne aussi l’importance du travail de toute une communauté, d’un partage des intelligences dont l’architecte est chargé de faire la synthèse, puis de la transformer en projet. Cette idée de partage est très importante. Toutes ces innovations que nous allons montrer, une fois rassemblées, forment comme une boîte à outils.
Toutes ces informations seront-elles valorisées au-delà de la Biennale de Venise ?
Dominique Jakob.- C’est en effet l’idée. Nous disposons d’une matière riche de 275 projets mais pour la Biennale nous étions limités par la taille de l’exposition mais aussi dans le nombre de pages du catalogue. Donc nous recherchions un moyen de les exploiter autrement. La nouvelle directrice du Frac Centre, à Orléans [où l’agence Jakob+Macfarlane a réalisé le pavillon d’entrée manifeste, les Turbulences en 2013, NDLR.] nous a proposé d’accueillir une exposition augmentée à partir de février 2026. Et si à Venise, nous avons des projets de professionnels et des travaux d’écoles, à Orléans, nous pourrons avoir une répartition plus généreuse, avec un étage dédié à chacune de ces catégories.
Nous réfléchissons aussi à relancer peut-être le même appel à projets et continuer à en montrer régulièrement les résultats. Car toutes ces propositions sont des ressources dans lesquelles les architectes devraient pouvoir puiser quand, à leur tour, ils sont confrontés à des sujets liés aux inondations, aux feux de forêt…
Les propositions que nous avons reçues sont des ressources dans lesquelles les architectes doivent pouvoir puiser.
— Dominique Jakob
L’histoire ne s’arrêtera donc pas avec votre Pavillon de Venise. Mais parlons de la structure provisoire dans laquelle vous allez présenter votre exposition à la Biennale, alors que le bâtiment historique est fermé. N’est-elle pas une métaphore de votre sujet ? Finalement, là aussi, vous avez dû «faire avec» la situation.
Dominique Jakob.- Il y a eu des discussions sur l’endroit où nous devions nous installer. Mais avons choisi de nous poser juste à l’extérieur du Pavillon existant, avec une structure réalisée en échafaudages. Il se trouve que, par ailleurs, nous travaillons avec des habitants des îles Tonga, des territoires dont la montée des eaux entraîne la disparition. Alors qu’on leur propose d’être déplacés en Nouvelle-Zélande, eux nous disent : «nous ne voulons pas partir, nous voulons rester là.» De la même manière, nous nous sommes dits que nous allions rester là, à côté du pavillon fermé.
Et puis, finalement, qu’est-ce que ce site où nous installons notre exposition ? Alors que cette zone des Giardini est une véritable fournaise poussiéreuse l’été, avec son chemin gravillonné, notre structure est installée dans un sous-bois, au bord d’un canal. Cet endroit est un îlot de fraîcheur ! Et les visiteurs y seront bien.
La 19e Exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise, du 10 mai au 23 novembre 2025. Informations sur le site de la Biennale.