La loi portée par la députée (Renaissance) du Morbihan, Nicole Le Peih, « visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels », a été promulguée le 15 avril 2024 et publiée le lendemain au « Journal officiel ».
Contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, cette loi (n° 2024-346) ne vise à pas à réformer le régime de la responsabilité civile, véritable serpent de mer comme en témoignent les projets de réforme récents portés par le garde des Sceaux en 2017 et le Sénat en 2020. Ce texte procède à l'inscription dans le Code civil du régime de responsabilité applicable aux troubles anormaux de voisinage (TAV) tel qu'il a été dégagé par la jurisprudence depuis des décennies.
Si la proposition de loi visait avant tout à protéger les agriculteurs contre des actions intentées par des néoruraux se plaignant des bruits et odeurs générés par leur activité, elle intéressera particulièrement les opérateurs immobiliers susceptibles de voir engager leur responsabilité au titre des troubles anormaux de voisinage occasionnés par leurs projets (bruits, poussières…).
Un régime de responsabilité sans faute
Le nouvel qu'introduit cette loi codifie le régime de responsabilité civile sans faute construit par la Cour de cassation et parachevé avec la maxime suivante : « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (, Bull.), érigée en principe général du droit.
Suivant cette jurisprudence établie, la mise en œuvre de la responsabilité d'un auteur pour troubles anormaux de voisinage suppose la réunion de trois conditions qui doivent être appréciées par les juges du fond in concreto : une relation de voisinage entre le demandeur et le défendeur ; l'existence d'un dommage ; et celle d'un trouble anormal.
Relation de voisinage et existence d'un dommage. Les deux premières conditions n'appellent pas de commentaire particulier. On rappellera simplement que le dommage doit être subi personnellement par le demandeur, ce qui pose la question de la recevabilité des actions formées par des associations. A ce sujet, la Cour de cassation a admis qu'une association pouvait, conformément à son objet, réclamer en justice réparation de toute atteinte aux intérêts collectifs de ses membres, ce qui laisse ouverte la possibilité pour des voisins d'un projet contesté de se regrouper en association pour unir leurs forces et mutualiser les frais de procédure.
Anormalité du trouble. S'agissant de la troisième condition, celle de l'anormalité du trouble, elle est éminemment subjective et appréciée au cas par cas, « selon les circonstances de temps et de lieu de l'espèce » (). Ce qui peut être considéré comme admissible en zone urbaine peut à l'inverse être regardé comme anormal en zone rurale. Et inversement.
Récemment, la Haute juridiction a pu rappeler le principe selon lequel « nul n'est assuré, en milieu urbain ou en voie d'urbanisation, de conserver son environnement qu'un plan d'urbanisme peut toujours remettre en cause » (). Tandis que, quelques mois auparavant, dans une autre affaire, la cour d'appel de Paris avait pu juger que « bien que résidant dans un quartier de ville où la densification du tissu urbain constitue une évolution normale, la construction de l'immeuble concerné, nécessairement de plus grande amplitude que des résidences pavillonnaires, dans un quartier résidentiel, a représenté pour M. & Mme X, une modification sensible, radicale et définitive de leur cadre de vie, excédant par certains des aspects qui viennent d'être évoqués les inconvénients normaux de voisinage, dont ils sont légitimes à solliciter la réparation » ().
Apparaît ici toute la difficulté qu'il y a à dégager des critères fiables et transposables d'un cas à un autre. A cet égard, le nouvel ne devrait rien changer.
Charge de la preuve
C'est sur le demandeur que pèse la charge de la preuve. Il aura, dès lors, tout intérêt à solliciter une expertise judiciaire, notamment dans les cas où le maître d'ouvrage aura omis d'initier un référé préventif. De quoi décourager certains et qui explique peut-être le faible nombre d'actions intentées contre les promoteurs eu égard au nombre d'opérations menées. A l'encontre du groupe Altarea, par exemple, sur les dix dernières années, ces actions se comptent sur les doigts de la main.
Détermination des responsables
Reste la question des responsables. Depuis toujours, le propriétaire est considéré comme responsable de plein droit des troubles anormaux de voisinage provenant de son fonds, notamment lorsqu'ils ont été causés par des constructeurs avec lesquels il a contracté. Cette responsabilité n'était pas exclusive de celle des constructeurs eux-mêmes que la Cour de cassation avait fini par qualifier de « voisins occasionnels » (, Bull.). Celle-ci était même allée jusqu'à reconnaître au maître d'ouvrage qui avait indemnisé ses voisins, un recours subrogatoire contre les constructeurs sans qu'il ne soit nécessaire de démontrer l'existence d'une faute (Cass 3e . civ., 21 juillet 1999, n° 96-22735, Bull.).
Pas de constructeurs dans la liste. Ces solutions jurisprudentielles pourraient à l'avenir être abandonnées puisque le nouvel n'inclut pas les constructeurs dans la liste des personnes responsables de plein droit au titre des troubles anormaux de voisinage (1).
L'omission de ces derniers n'est pas fortuite et résulte d'un amendement présenté par la députée Nicole Le Peih avec l'appui du garde des Sceaux.
Aménagements contractuels. Les maîtres d'ouvrage pourront toujours tenter, dans leurs marchés de travaux, de transférer la responsabilité des troubles anormaux de voisinage occasionnés pendant le chantier aux constructeurs avec lesquels ils traitent. La validité de telles clauses a été reconnue par la jurisprudence (, Bull. ). Pour les chantiers en corps d'état séparés, en l'état de la jurisprudence, les entreprises intervenant sur le chantier devraient être tenues à parts égales (Cass. 3e civ. , 20 décembre 2006, n° 05-10855, Bull. ).
Si le risque indemnitaire devrait in fine être pris en charge par les assureurs au titre de la police responsabilité civile professionnelle (RC Pro) du maître d'ouvrage ou des constructeurs, le risque d'une suspension des travaux ordonnée par le juge des référés pour prévenir un dommage imminent (Cass. 3e civ., 23 octobre 1991, n° 89-19604) devrait être le plus redouté.
Règlement amiable. Enfin, rappelons que depuis le 1er octobre 2023, les demandes en justice afférentes à des troubles anormaux de voisinage doivent, à peine d'irrecevabilité, être précédées d'une tentative de règlement amiable dans le cadre d'une conciliation, médiation ou procédure participative (décret n° 2023-357 du 11 mai 2023). Ce principe est assorti d'exceptions posées par l'article L. 750-1, 3° du Code de procédure civile (urgence manifeste ou circonstances rendant impossible une telle tentative) qui ne vont pas dans le sens d'une sécurité juridique et donneront lieu, sans aucun doute, à d'âpres discussions dans les prétoires.
Ce qu'il faut retenir
- Avec l'adoption de la proposition de loi « visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels », le régime de responsabilité civile sans faute dégagé par la jurisprudence s'agissant des troubles anormaux de voisinage est désormais codifié dans le Code civil.
- Les conditions de mise en jeu de la responsabilité des maîtres d'ouvrage, qui doivent être appréciées in concreto, demeurent inchangées. En revanche, le nouvel article 1253 du Code civil semble remettre en cause la « théorie du voisin occasionnel » qui avait été retenue par la Cour de cassation pour engager la responsabilité des constructeurs.
- Dès lors, l'action récursoire du maître d'ouvrage contre le constructeur ne semble pouvoir prospérer en l'absence de faute de celui-ci, qu'en présence d'une stipulation du marché formalisant clairement son engagement de prendre en charge les troubles causés aux voisins du fait des travaux.
(1) Art. 1253, alinéa 1er, du Code civil : « Le propriétaire, le locataire, l'occupant sans titre, le bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d'ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l'origine d'un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte. »