Vous êtes mandataire d’équipes de maîtrise d’œuvre chargées de l’aménagement de grands territoires à Saclay ou à Lens. Comment analysez-vous cette situation ?
La commande publique en matière de paysage a beaucoup évolué en 20 ans. Parfois réduite autrefois à une fonction de « caution végétale optionnelle », notre intervention est devenue obligatoire. Aujourd’hui, les compétences du paysagiste sont mieux connues et reconnues. Il existe une école française du paysage qui a développé une discipline et une culture propres. Notre légitimité réside dans notre capacité à décrypter et à agir sur les mécanismes de transformation des paysages et des territoires.
Par ailleurs, la procédure des « accords-cadres » nous offre des conditions inédites pour développer à la fois des interventions physiques immédiates et une stratégie à long terme, à des échelles spatiales multiples. Ce mode opératoire corrige les faiblesses des missions traditionnelles, tels que les études de définition et les contrats de maîtrise d’œuvre. Trop souvent, l’urbanisme relève de l’addition de premières phases d’opérations improbables qui ne se réalisent jamais.
Quels sont les grands enjeux territoriaux de la prochaine décennie ?
On doit se réjouir de la multiplication des grands projets urbains comme ceux présentés dans le pavillon français à la biennale de Venise 2010. Cependant, les débats sur la métropole, qui succèdent à la fascination pour la banlieue, occultent peut-être l’ampleur du développement d’une forme de « tiers état » de la ville : l’extrême diffusion de l’habitat sous forme de lotissements périurbains ou ruraux. Cette « suburbia » est connue mais sans doute n’en a-t-on pas encore pris la mesure.
A l’échelle de l’Ile de France par exemple, nous avons dans le cadre de notre travail avec Jean Nouvel sur le Grand Paris, identifié 800 km de « lisières » entre lotissements périurbains et ruralité façonnée par le remembrement. La moitié de la population habite dans un de ces lieux mal définis. Imaginer la ville comme un univers dense au bâti linéaire et la campagne comme une sorte de no man’s land est aberrant. Ces deux mondes s’ignorent, alors qu’ils sont interdépendants. L’une de nos missions prioritaires sera de tisser des liens entre eux. Je refuse la paupérisation des territoires, qu’ils soient urbains ou ruraux, et j’aimerais contribuer à l’élaboration d’un vrai projet architectural et économique fondé sur le développement d’une agriculture repensée pour un monde urbanisé. En ce sens, je suis en phase avec certains chercheurs en agronomie quand ils expliquent qu’ils développent « une ingénierie écologique au service de l’écosystème urbain ».
Pour relever les défis qui se profilent, il nous faudra trouver à la fois des cohérences à grande échelle et de la pertinence dans nos interventions ponctuelles. Si l’urbanisme doit être visionnaire, il faut d’abord comprendre le réel avant d’agir. Le perfectionnement des outils, comme les images satellites et l’accès aux statistiques, nous donne parfois l’illusion de la connaissance d’un territoire. En réalité, la compréhension des phénomènes urbains de grande ampleur reste un exercice particulièrement ardu. Or, la pertinence doit être la première qualité d’un projet.
Comment se situe le rôle du paysagiste dans cette démarche de compréhension et d’intervention sur le grand territoire ?
Le paysagiste n’est évidemment pas un démiurge. La pluridisciplinarité est la règle, pas seulement avec les architectes et les urbanistes. Nous cherchons des échanges avec d’autres compétences, notamment dans les domaines de la géographie et de l’agronomie.
Dans les grands projets, le paysagiste est sans doute le mieux préparé pour agir dans la longue durée. Nous savons, quand nous plantons un arbre, qu’il va pousser lentement. La difficulté et l’intérêt de ce métier sont justement de savoir exploiter cette « lenteur obligée ». Je pense en effet que notre connaissance des rythmes naturels nous aide à comprendre comment la ville se transforme en permanence, à la manière d’un organisme vivant. Encadrer, orienter sa transformation exclut de la concevoir comme un objet fini. Il s’agit d’acquérir une certaine maîtrise physique des nombreux mécanismes en jeu. La force des paysagistes français est d’offrir une « compétence efficace ». Nous avons aussi l’expérience des grandes échelles, un sens spécifique de la « dé-mesure ». Cela favorise des collaborations souvent fructueuses avec des architectes et des urbanistes, qui partagent notre conscience des enjeux de l’époque.
Pensez-vous que les étudiants des écoles de paysage soient bien préparés aux mutations du métier ?
Je crois que l’on peut être raisonnablement optimiste sur ce point. J’ai enseigné aux Etats-Unis (Harvard) et j’enseigne depuis 10 ans en Suisse. Je suis également président du conseil d’administration de l’Ecole Nationale Supérieure du paysage de Versailles. Le corpus théorique de cette école a été refondé par Michel Corajoud. Nous devons préserver et nourrir ce fond, marqué par une intelligence du territoire et de sa transformation permanente. Il nous permet d’affronter la complexité du territoire, mais un effort de recherche et d’expérimentation, au sens scientifique du terme, est indispensable. Pour cela, nous avons commencé à créer des ponts avec d’autres disciplines, avec la mise en commun des contenus. Je soutiens en particulier des rapprochements avec Agro Paris Tech.
Au-delà de ces considérations scientifiques et techniques, la question est celle du sens. La crise économique et financière – celle des « subprimes » – ne me semble pas étrangère à la « suburbia ». A travers leur participation à des programmes d’aménagement du territoire, les paysagistes mettent en œuvre quelque chose qui relève, au moins implicitement, d’un projet de société. Transformer cette lisière, inventer un espace public à l’échelle de ces réservoirs de précarités et de peurs doit être l’une de nos contributions.
Entretien paru en novembre 2010 dans le mensuel « AMC » (pp.21-22)