Les cités de labeur : Bataville, un monde à part en Moselle

Dans les années 1930, le chausseur tchèque Bata a fait ériger l'une de ses cités-usines en pleine campagne lorraine.

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En 1957, Bataville compte 1 050 habitants, soit quatre fois plus qu’en 1932. A partir des années 1960, l’entreprise cesse de construire des habitations, préférant mettre des terrains à disposition de son personnel pour le franc symbolique.

Chausser les hommes qui vont pieds nus. L'idéal de Tomas Bata (1876-1932), cordonnier tchèque devenu capitaine d'industrie, s'est incarné dans Bataville, stupéfiante ville-usine sortie de terre à partir de 1931, à mi-chemin entre Nancy et Strasbourg. Cette utopie s'est bâtie autour d'une manufacture de chaussures à l'architecture « Bauhaus » et de sa cité ouvrière, très moderne pour l'époque. Complété par des commerces, des terrains de sport ou encore une piscine de plein air, l'ensemble fut édifié au milieu des champs et des forêts, en Moselle. Un isolement indissociable de la philosophie de la société : préservés des influences extérieures, syndicales ou politiques, les esprits ne peuvent se détourner du credo « Vivre, penser et travailler Bata ». Cette religion du travail explique sans doute pourquoi l'église construite dans les années 1960 ne dépasse pas en hauteur les bâtiments de production.

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Mais pour Martine Paindorge, coordonnatrice de l'étude universitaire « Bataville (1931-2001), ville-usine de la chaussure » (à paraître), « l'originalité de Bataville » tient à « son implantation rurale et à sa conception architecturale novatrice », plus qu'à une idéologie paternaliste somme toute « assez commune dans l'entre-deux-guerres. » Le syndicaliste Alain Gatti, auteur de l'ouvrage de référence « Chausser les hommes qui vont pieds nus » (en cours de réédition) identifie dans l'organisation de la cité industrielle la double influence « du fordisme, que Tomas Bata avait découvert lors d'un voyage aux Etats-Unis, et du socialisme utopique, comme en témoigne son souci d'améliorer le sort moral, physique et intellectuel de ses salariés ».

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Double influence. D'ailleurs, quand l'entrepreneur fait édifier sa première usine dans sa ville natale, Zlin, à l'est de l'actuelle République tchèque, il l'envisage à la fois en « Detroit de la chaussure », à l'image de la capitale de l'automobile américaine, et en « cité-jardin », avec des habitations à taille humaine entourées de verdure. Les plans de la ville-fabrique mosellane sont ensuite élaborés sur le même modèle par son compatriote architecte Frantisek Gahura, élève de Le Corbusier. Si cette Bataville restera la seule usine de la compagnie en France, Tomas Bata et ses descendants déclineront la formule sur une trentaine de sites à travers le monde.

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A cheval sur les communes de Réchicourt-le-Château et de Moussey, la cité se distingue avant tout par les quatre parallélépipèdes de six niveaux - avec toiture-terrasse - de l'usine, construits à partir de 1931. Leur sobriété volumétrique est renforcée par l'utilisation d'éléments communs aux sites Bata : des menuiseries en acier à petits carreaux et des briques peintes en rouge. « L'influence du Bauhaus se lit dans ces grandes menuiseries vitrées donnant l'image d'une cathédrale de verre, mais aussi dans la finesse et la rigueur de la trame architecturale », analyse Nicolas Beyret, enseignant à l'école d'architecture de Nancy. Les bâtiments de 80 m sur 20 m sont en effet composés de modules standards en poteaux-poutres béton. Désormais majoritairement vacants, ils abritent des archives et quelques entreprises.

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Bonne tenue exigée. Cette rationalité se décline aussi dans la cité ouvrière, réalisée au nord du site. Les bâtiments de logements - il en subsiste 75 - ont été traités selon un plan carré ou rectangulaire, avec, là aussi, toiture-terrasse et façades en briques rouges. La direction veille à la bonne tenue des lieux et distille des conseils : « Balayez devant vos portes, tenez vos appartements dans un état impeccable. » Depuis cette zone d'habitation, l'usine demeure invisible et l'espace entre les deux est resté étonnamment vide, à l'exception de l'ancien internat. « Il était prévu d'y accueillir un centre social, des lieux de vie collective, etc. Mais la levée de boucliers un peu partout en Europe contre le gigantisme de Bata a débouché en France sur une loi qui a mis un coup d'arrêt à cette expansion en 1936 », explique Alain Gatti. Les plans initiaux prévoyaient en effet la construction de 26 bâtiments de production identiques aux quatre grands blocs. En 1935, de retour d'un voyage à Zlin, Le Corbusier avait même proposé une étude aux ambitions démesurées : considérant que les pavillons ne correspondaient plus aux besoins de la firme, il projetait des unités de vie verticales capables d'accueillir 32 000 habitants. L'usine de Bataville n'a finalement pas dépassé les 2 730 travailleurs, à son apogée en 1939. A sa fermeture, en 2001, elle n'en comptait plus que 810.

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Aujourd'hui, les bâtiments d'habitation sont encore occupés, notamment par d'anciens salariés. Côté fabrique, le propriétaire de deux des édifices a obtenu en 2014 leur inscription aux monuments historiques et la labellisation de la totalité du site « Patrimoine du XXe siècle ». Deux ans plus tard, une université foraine installée à l'instigation de l'architecte Patrick Bouchain a débouché sur l'élaboration d'un plan-guide resté sans suite. Mais le site continue de susciter les passions.

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