Elles ont eu une vie avant. Avant d'entrer dans le secteur du négoce, toujours marqué par des effectifs majoritairement masculins (75,5% dans le dernier rapport de branche du négoce des matériaux de construction), les dirigeantes actuelles ont cheminé. Mélina Rollin, directrice générale de Clim+ depuis 2021, est sortie diplômée de Centrale Supélec en 1995 et du Collège des ingénieurs en 1996, avec l'idée « de travailler en équipe », tout comme Sibylle Daunis-Opfermann, nouvelle directrice générale de La Plateforme du Bâtiment, qui, une maîtrise de gestion mention achats en poche, est passée par Facom et Air liquide avant de découvrir Pum en 2005.
Bien sûr, toutes n'ont pas cette trajectoire. Pauline Mispoulet, présidente du directoire de Socoda et d'Addok, estime être partie de « nulle part » : « Je suis un produit de l'école de la vie. Au cours de mes études de droit, j'ai découvert la nature humaine, sa faillibilité et le flou entre le bien et le mal. C'est en jouant au 4.21 dans un bistrot que j'ai rencontré le patron du GIE Gesec, qui m'a proposé d'être juriste d'entreprise, avant de me préparer à le remplacer tout en me faisant promettre de rester vingt ans dans le groupement. »
Faire ses classes ailleurs
De même, certaines femmes dirigent des entreprises familiales, mais penser que leur trajectoire était inscrite serait un raccourci. « Je voulais être commissaire de police, explique Anne Chavigny, à la tête du groupe éponyme. Ayant vu mes parents courir du lundi au samedi soir, et avec le caractère de mon père, j'avais dit “ jamais ” ! » Après Sup de Co Lille, Anne Chavigny s'envole pour travailler en Grande-Bretagne et débute au standard d'un… négoce en matériaux, puis poursuit chez un transporteur écossais : « Il est important de faire ses armes ailleurs, et, lorsque mon père m'a proposé de rentrer, en 1989, je suis devenue rapidement directrice générale au Smic ! Un de mes profs m'avait prévenu : “ Si tu travailles dans l'entreprise familiale et si tu balaies la cour, fais-le comme jamais personne ne l'a balayée ! J'avais la légitimité du nom, mais Sup de Co m'a fourni les armes nécessaires. ” » La très grande majorité des dirigeantes actuelles ne voulaient intégrer l'entreprise familiale.
C'est le cas de Karine Simon, « très indépendante avec les mêmes traits de caractère que [s]on père », partie, après un DESS en RH, chez Marie Brizard, en 1996, avant de suivre son mari en Syrie trois ans, puis de se spécialiser, à son retour, dans le conseil et la formation en RH à Bordeaux. C'est à ce poste qu'elle intègre Trapy en 2015, sur la proposition de son père : « Je suis arrivée par mon domaine d'expertise et les salariés me connaissaient. J'étais une actionnaire assidue, et quand ils m'ont vue, ils ont dit : “ Ah, ça y est, la suite se prépare ”. »
Pas de conflits
Créer son poste est la solution trouvée par Rachel Denis-Lucas, membre du comité stratégique et du conseil d'administration du groupe Denis Matériaux. Après une prépa HEC et une école de commerce, celle qui avait vu ses parents développer le négoce dans le salon, s'est envolée, via une PME familiale de plats de cuisine, au Japon puis comme directrice commerciale, aux États-Unis : « C'était passionnant, mais la Bretagne me manquait. Alors que je ne connaissais rien au bâtiment, mon père m'a challengée et, en 2000, j'ai créé mon poste sans prendre la place de quiconque. » Nombreuses sont celles qui, à l'instar de Laurence Desangle, cogérante de Semat et vice-présidente de groupement Tout Faire, à avoir intégré l'entreprise à une condition, « que tout se passe en bonne harmonie avec la famille », posant comme préalable la détestation du conflit.
Enfin, pour certaines dirigeantes, la place de la grand-mère, figure tutélaire, semble essentielle. « Ma grand-mère, précurseur des groupements, était très dure, mais j'y étais très attachée, explique Marie Arnout, présidente des Docks de Clamart et présidente de la FDMC. Elle m'a formatée pour me préparer à mes futures fonctions, pour être à même d'affronter les tempêtes lorsqu'on se destine à diriger une entreprise de négoce, surtout à une époque passée où l'assurance crédit n'existait pas. »
À la tête de l'entreprise Novarina en avril 1942, suite à l'emprisonnement puis au décès de son mari, la grand-mère de Camille Novarina a transmis à celle-ci ses valeurs. « Après un BTS action commerciale et un monitorat de plongée, j'étais aux Maldives quand mon père m'a proposé de rentrer comme dirigeante en 1997 », explique la PDG du groupe éponyme. Suivant un précepte de sa grand-mère - « c'est vous qui me formez. Si vous me formez mal, je vous dirigerai mal » -, elle démarre en bas de l'échelle : vendeur comptoir, employée de magasin, vendeur sédentaire, itinérant, puis chargée de l'administration des ventes, avant de la tête de Novasanit en 2010 et de Novamat en 2017.
Ego et méthodes
Nombreuses sont celles qui observent les hommes de pouvoir dans ce milieu avec une certaine curiosité. « Beaucoup prennent des fonctions par ego, alors que les femmes sont investies dans leur travail », relève l'une. Une autre n'hésite pas à dénoncer « ces imposteurs qui prennent des postes honorifiques dans des fédérations ». Une troisième dit regretter « ces ego surdimensionnés se regardant le nombril ». À son arrivée dans un conseil d'administration, une dirigeante se souvient d'avoir été prévenue : « J'étais la seule femme et on m'a indiqué que la précédente était partie en pleurant. J'ai répondu que celui qui allait me faire chialer n'était pas assis autour de cette table. Pour lutter, nous sommes dotées de la franchise ! » Le concept de syndrôme de l'imposteur, justement, revient souvent dans les propos. Il s'agit de ne pas être prise à défaut, d'être irréprochable à son poste. Des traits de caractère spécifiques et un travail acharné semblent constituer l'équation pour tracer son chemin. « Je suis très directe, sans filtre, franche mais pas butée. Je sais écouter et accepte d'avoir tort », estime Laurence Desangle.
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Camille Novarina confirme : « L'absence d'ego chez les femmes fait gagner beaucoup de temps et d'énergie. Je suis née sans filtre, j'admets me tromper et je veux que mon interlocuteur en fasse de même. » Pour sa part, Pauline Mispoulet se dit « interloquée par le syndrome de l'usurpateur chez les femmes », et explique l'avoir « combattu » en « restant à sa place ». Et de préciser : « Quand on ne sait pas, on la boucle, et on prend la parole lorsqu'on est plus légitime. Je pars toujours d'une position très basse et je prends progressivement mes marques. Même si on trouve mon caractère urticant, tout l'opposé de la guimauve, on a très rarement remis en cause ma légitimité. » Face à cette question de la légitimité et de la confiance portée aux femmes dans ce milieu, Sibylle Daunis-Opfermann rappelle qu'elle était l'une des rares femmes dans son expérience précédente, dans l'industrie : « Quand on donne d'entrée sa confiance à un homme, une femme, elle, doit faire ses preuves. J'ai beaucoup travaillé pour avoir la confiance de mes pairs, mais j'attends des hommes qu'ils gagnent aussi ma confiance. »

Management
Au sein de l'activité négoce, les dirigeantes expriment peu de difficultés sur le terrain. « Dans ce secteur, il y a une certaine façon de s'exprimer, un certain humour, mais je savais dès le départ que c'était un milieu d'hommes et cela ne m'a pas choquée », note Rachel Denis-Lucas. Une dirigeante se souvient des posters érotiques, voire « pas soft du tout », qui décoraient le négoce à son arrivée, « contente que cela n'existe plus, même s'il ne faut pas se leurrer ».
Grâce à ces traits de caractère, c'est aussi une approche peut-être différente de celle des hommes qui se met en œuvre au sein de ces structures. Ainsi, Rachel Denis-Lucas a mis en place la fonction RH, le contrôle de gestion, le marketing, certes, mais elle s'est également investie dans le dossier pénibilité et a lancé une démarche RSE avant l'heure : « J'ai une grande sensibilité aux autres et le côté sociétal a toujours été important. Je connaissais le prénom de chaque salarié, retrouvais des salariés dans diverses actions associatives, voire au cours d'actions humanitaires, comme au Sénégal. Je me suis intéressée à l'empreinte carbone très tôt, je trouve que les différentes réglementations techniques constituaient un facteur d'attractivité supplémentaire pour notre secteur. » Pour Marie Arnout, il y a bien un lien entre un état d'esprit et le management des négoces : « J'ai été précurseure dans le domaine participatif avec les salariés. Pour répondre à leur besoin de parler, de s'exprimer, j'ai mis en place des comités de direction et de pilotage. Cela a amélioré le bien-être au travail, fait évoluer l'esprit d'équipe. Cela a aussi permis assez tôt de réaliser l'un des premiers showrooms de salles de bains et nous avons été le premier négoce de France à mettre en place les étiquettes électroniques. » De son côté, chez Pum, Sibylle Daunis-Opfermann a aussi voulu éviter « la solitude du dirigeant » : « En 2016, j'ai lancé une grande consultation auprès de mes collaborateurs par le biais d'une application. Après qu'ils m'ont donné des clés de lecture, j'ai copiloté avec eux une deuxième étape, sur la vision partagée “ Horizon 2025 ” en créant des outils participatifs avec des questionnements de l'année pour ne pas se décaler du terrain tout en se projetant, de façon pluridisciplinaire, sur les dix années suivantes. Je suis une chef d'orchestre, mais en matière de management, il y a deux situations : soit on sait et on décide, soit on ne sait pas et on écoute les équipes. »
Karine Simon s'est aussi attelée à l'organisation de la société : « J'ai tout remis à plat en matière de ressources humaines dans une entreprise où, pour une question générationnelle, il y avait très peu de procédures. J'ai centralisé les approvisionnements tout en appliquant ma méthode de management dans les agences pour partager les avis sur de nombreux sujets. J'ai élargi cette démarche à la partie commerciale. Le comité de direction, qui n'existait pas, permet d'échanger, et j'en établis l'ordre du jour et rédige le compte rendu, tout comme j'organise des réunions avec les responsables d'agence. »

Mixité et parité
Dans un environnement majoritairement masculin, les dirigeantes expriment des approches différentes dès lors que le sujet de la féminisation des effectifs est évoqué. Ainsi, certaines mettent en avant la pénibilité de certains métiers du négoce. « Hormis la parité salariale à formation et compétences égales, je trouve la question de la parité des effectifs ridicule, indique Camille Novarina. Quand un chauffeur-livreur charge une tonne de carrelage sur un camion avec hayon, c'est humainement compliqué pour une femme.
Quand on veut embaucher, la problématique est déjà de trouver quelqu'un ! » De même, Anne Chavigny constate que peu de femmes répondent aux annonces : « J'ai recruté un homme au poste de DRH. Il n'y avait pas de femme candidate. C'est bizarre. Des métiers n'attirent pas les femmes, comme magasinier cariste, mais je choisis toujours la compétence et préfère recruter des salariés provenant de milieux différents qu'une femme pour le fait d'être une femme. » De son côté, Rachel Denis-Lucas, aujourd'hui membre du conseil d'administration de l'association Femmes de Bretagne, porte un autre constat : « J'ai impulsé la mixité et j'y suis arrivée assez facilement en orientant la valeur ajoutée des femmes, par exemple vers les postes de responsable d'exploitation, mais aussi de directrice d'agence, à tel point qu'elles sont présentes dans nos 33 agences, sans compter celles qui sont en vente interne. Pour y arriver, j'ai mené une démarche volontariste d'embauche en menant une stratégie, tant dans la rédaction des annonces (titre de la fonction, description du poste, etc.) que sur les supports de ces annonces. Pour autant, les femmes doivent être très techniques face aux a priori de certains clients. » Apparaît alors une notion qui aurait encore la vie dure dans le négoce. « J'entends les femmes qui ont du mal à percer dans le secteur. Je pense qu'il convient de se battre contre le biais cognitif qui fait croire qu'un poste n'est pas fait pour une femme », lance Pauline Mispoulet. La mixité est le credo de Sibylle Daunis-Opfermann : « Les femmes doivent savoir que le négoce offre des opportunités extraordinaires d'évolution. Saint-Gobain Distribution Bâtiment France en est la preuve », explique celle qui s'est investie dans le mentorat féminin chez Pum. Et d'ajouter : « J'ai organisé Talents au Féminin en 2023, une journée d'échanges où nous avons partagé notre expérience. Il existe autant de biais cognitifs chez les hommes que chez les femmes. L'absence d'un vestiaire pour femmes dans une agence est, par exemple, un biais inconscient du collectif qui n'invite pas à les accueillir. La Plateforme du Bâtiment, engagée de longue date dans l'inclusion et la diversité, a lancé un guide contre le sexisme et mène des actions avec la Fondation des Femmes. La mixité remet de la force dans le collectif et tout le monde tire profit de cette hétérogénéité. »
Faire bouger les lignes
Comment, alors, améliorer l'embauche des femmes ? « SGDB France est embarqué dans la féminisation des équipes et offre des possibilités infinies d'évolution, mais le sujet est plus large, prévient Mélina Rollin. La problématique de l'embauche porte plus sur l'attractivité des métiers, et les taux de femmes dans les filières de formation techniques sont faibles. En revanche, on trouve plus de candidates dans des filières commerciales, notamment en alternance, d'autant que la féminisation évolue aussi chez nos clients, avec, par exemple, de plus en plus de femmes plombières ou climaticiennes. » L'alternance serait-elle alors la solution à ces biais cognitifs ? « Ces biais ne sont pas encore en place au moment de l'apprentissage, et il apparaît que le moment de l'alternance soit l'une des clés de la féminisation du secteur », ajoute Sibylle Daunis-Opfermann.
Loin d'être accrochées à leurs postes, ces dirigeantes font, parfois même à leur insu, bouger les lignes dont le secteur a besoin. Comme Marie Arnout le souligne, « la vie de négociant est fantastique, la profession vertueuse, nos entreprises pérennes, impliquées dans la transmission de savoirs, avec de vraies ambiances de vie ». Vu sous cet angle, le cadre du négoce ne peut que s'améliorer sous l'impulsion d'une progression probable, dans les années à venir, de la part des femmes dans les effectifs.
