Alerte au risque de contagion. Les difficultés des promoteurs immobiliers, soumis depuis l'année dernière à la rapide remontée des taux directeurs qui désolvabilise les ménages et refroidit les assurances, les banques et les autres investisseurs institutionnels, pourraient pénaliser la production de logements sociaux. « Selon nos premières remontées, les chiffres des agréments obtenus sont très mauvais là où il y a le plus de Vefa [vente en l'état futur d'achèvement, NDLR] », a pointé Emmanuelle Cosse, présidente de l'Union sociale pour l'habitat (USH), fin septembre en amont du Congrès HLM.
Contexte : la baisse annuelle des réservations de logements neufs, de près d'un tiers au troisième trimestre, selon la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI), conduit les promoteurs à lever le pied sur les lancements de travaux. Ainsi, 50 % des mises en chantier prévues par Icade entre janvier et septembre ont été repoussées. Cet « effondrement des programmes privés », dixit Emmanuelle Cosse, va secouer deux régions en particulier. L'Ile-de-France tout d'abord, où la Vefa a représenté 57 % de la production sociale en 2022, risque de descendre sous la barre des 20 000 logements locatifs sociaux (LLS) agréés en 2023, selon l'Association des organismes de logement social d'Ile-de-France (Aorif). « Ce serait une catastrophe. Nous étions entre 30 000 et 36 000 par an entre 2015 et 2017 », rappelle l'ancienne ministre du Logement. Grosse inquiétude aussi en Provence-Alpes-Côte d'Azur, où la Vefa a pesé pour 79 % de la production HLM en 2022. L'Occitanie, l'Auvergne-Rhône-Alpes, la Nouvelle-Aquitaine ou encore le Centre-Val de Loire sont également exposées.

Muscler son équipe de maîtrise d'ouvrage. Si « la bataille pour obtenir des permis de construire » demeure un frein, Emmanuelle Cosse insiste sur le « lien entre l'arrêt des Vefa et la programmation de logements sociaux ». Le dispositif, qui a représenté 52,3 % de la production HLM nationale en 2022, est « intéressant mais doit être minoritaire », explique-t-elle. « Nous nous rendons compte des limites du système, complète Jean-Pierre Mahé, directeur du développement du logement social chez Eiffage Construction. Les promoteurs sont devenus les principaux fournisseurs de logements neufs des bailleurs sociaux. Cette dépendance a été voulue par les élus. Les sociétés d'économie mixte (SEM) ont privilégié les promoteurs, considérés comme plus réactifs, en opposition aux comités d'engagement des bailleurs sociaux, dont les financements sont plus longs à débloquer. »
L'office public de l'habitat (OPH) Lille Métropole Habitat paye-t-il les frais de cette dépendance ? « Nous avons redémarré notre activité de production juste avant la remontée des taux. Au plus mauvais moment ! Heureusement, le marché privé a été au rendez-vous, avec 270 logements en Vefa prévus en 2023, contre 50 en 2022 », confie Maxime Bitter, son directeur général. Ces dernières années, d'autres organismes HLM ont musclé leur équipe de maîtrise d'ouvrage. « En premier lieu, CDC Habitat et les entreprises sociales pour l'habitat (ESH) d'Action Logement, pour des enjeux de qualité et d'adaptation du programme selon leurs besoins », remarque Emmanuelle Cosse. Les LLS produits en Vefa sont en effet généralement moins chers mais aussi moins adaptés aux exigences des locataires, d'après une étude de l'Agence nationale du contrôle du logement social (Ancols) publiée en juillet dernier.
Côté acteurs privés, la décroissance est en marche. En 2023, Eiffage Construction table sur une baisse d'environ 15 % sur un an des LLS dans les projets de ses filiales d'aménagement et de promotion. Et en 2024 ? « Il est impossible de faire des prévisions. Une certitude : le manque de clients suppose de baisser les prix, sachant que nous avons déjà diminué nos marges à cause des coûts de travaux élevés », rappelle Jean-Pierre Mahé. En régions, il paraît difficile de toucher à la marge, qui tournerait autour de 3 % actuellement, soit deux voire quatre fois moins que pour un programme de logements non conventionnés.
Dans ce contexte, le levier du foncier doit être actionné. « Il faut que les prix baissent de 20 % pour que les opérations en Vefa HLM soient équilibrées à Lyon, Marseille et Nice », espère Raphaël Emin, directeur régional Grand Sud-Est de Demathieu Bard Immobilier. Aux vendeurs de faire un geste… De leur côté, « les bailleurs sociaux n'ont pas accès au foncier en direct comme il y a dix ans », reprend Emmanuelle Cosse. La balle est dans le camp des établissements publics fonciers (EPF) et des aménageurs publics. Elle souhaite que « 30 % des fonciers publics soient dédiés à la maîtrise d'ouvrage directe » des organismes HLM.
Relation de confiance oblige, les bailleurs sociaux se sont engagés avant l'été à sauver le soldat promoteur. Depuis juin, Action Logement a reçu 100 000 propositions de logements. Problème : le groupe paritaire n'en achètera que 30 000. Temporaire, cette offre supplémentaire de logements fait bouger les lignes. « Le rapport de force s'est inversé ces derniers mois. C'est le moment d'acheter pour les organismes HLM », observe Tristan Ruiz, directeur du marché des bailleurs sociaux de la société de conseil Adéquation.
Avantage à l'acquéreur. Comme dans l'immobilier ancien, caractérisé par des prix de vente en baisse, l'avantage est à l'acquéreur en ce moment. « Ce n'est pas un rapport de force, soutient de son côté Raphaël Emin. La vente en bloc à un bailleur social nous donne une crédibilité vis-à-vis des élus, car elle solvabilise une partie de l'opération. » Cette année, le promoteur devrait produire autour de 1 200 logements dont 200 logements locatifs intermédiaires (LLI) et autant de LLS. « Nous avons moins de ventes au détail et donc plus de ventes en bloc. Celles-ci s'effectuent surtout auprès des opérateurs intermédiaires qui ont moins de difficultés financières que les organismes HLM », remarque-t-il.
Dans le cadre de son plan visant à acquérir 17 000 logements neufs d'ici 2024, CDC Habitat n'a acheté pour l'instant que 2 100 logements sociaux à ses « partenaires » qui peinent à vendre leurs programmes en phase de précommercialisation. La filiale immobilière de la Caisse des dépôts a en revanche commandé 8 400 logements intermédiaires. Pourquoi un tel écart ? « Les promoteurs avaient prévu de les vendre à des particuliers. Le passage de logements libres à logements sociaux suppose une trop forte décote, qui serait synonyme de vente à perte », décrypte Tristan Ruiz. Selon Jean-Pierre Mahé, dans des communes franciliennes, où le prix de vente d'un logement libre est compris entre 4 500 et 5 000 euros/m² HT, il faut compter plus de 4 000 euros/m² en LLI, et entre 3 000 et 3 300 euros/m² en LLS. Dans le contexte actuel, la part des LLS ne peut donc être majoritaire. Mais sur une vente en bloc de plusieurs dizaines de lots, le client du promoteur peut en acquérir quelques-uns.
En position de force pour négocier avec les promoteurs à la peine, les bailleurs sociaux sont en outre incités à se diversifier dans le LLI. « La crise nous fait bouger, témoigne Maxime Bitter, de Lille Métropole Habitat. Nous n'avions pas prévu de produire beaucoup de logements intermédiaires. Si nous avons finalement décidé de nous lancer, c'est d'abord pour renforcer nos fonds propres et ainsi sauver notre programmation de logements sociaux. Notre plan à moyen terme prévoyait 1 000 logements intermédiaires en dix ans. Nous les ferons certainement en trois ans. »
C'est visiblement le sens de l'histoire. La future loi dédiée au logement annoncée au printemps 2024 prévoit que la part maximale de LLI dans le patrimoine d'un bailleur social sera portée de 10 à 20 %. « Dans une logique de péréquation entre les produits, cela doit vous permettre de financer la construction de plus de logements sociaux », a lancé le ministre du Logement, Patrice Vergriete, au dernier Congrès HLM. « Le logement intermédiaire est une carte de plus dans notre parcours résidentiel, mais il n'est pas une solution pour notre modèle économique mis à mal depuis plusieurs années », souligne Valérie Fournier, présidente de la Fédération des ESH. En moyenne, le patrimoine de ces dernières se compose à 7 % de LLI. « Pour certains bailleurs, déjà fortement investis dans ce produit, c'est certainement une très bonne mesure pour accompagner les promoteurs dans cette période difficile, analyse Maxime Bitter. Pour notre office, ce n'est pas le sujet. » L'OPH, qui détient 32 000 logements, est à plus de 5 000 unités du futur plafond.
Chiffres
- 95 679 agréments HLM obtenus en 2022.
- 66 500 logements sociaux commencés en 2022.
- 5,2 millions de logements sociaux en France.
Source : USH, 2022.
« Renforcer les liens avec les bailleurs sociaux », Thomas Lierman, vice-président du promoteur Réalités.
« La vente en bloc a représenté, en valeur, 25 % de notre production en 2020, 2021 et 2022. Cette année, elle pèsera plus de 65 %, et les bailleurs sociaux représenteront 35 % des réservations totales.
Ce changement de mix clients nous conduit à renforcer les liens avec eux pour leur apporter une réponse adaptée en densité, typologie, surfaces intérieures et extérieures… A ce titre, le cahier des charges de nos partenaires bailleurs est très proche de celui de nos clients accédants en typologie, surfaces et prestations. »
Les notaires à la rescousse
Il faut faciliter les partenariats entre promoteurs et bailleurs sociaux. C'est la conviction des notaires, qui ont présenté trois propositions en ce sens lors de leur congrès annuel en septembre dernier.
Déconnecter du permis de construire. Première idée : supprimer l'
Etendre la Vefa inversée. Deuxième proposition : élargir le champ de la Vefa dite « inversée ». Aujourd'hui, seule la construction neuve est visée par ce dispositif qui autorise un organisme HLM à vendre à une personne privée des logements intégrés à un programme comprenant une majorité de logements sociaux. Encore sous-utilisé, il permet pourtant d'équilibrer certaines opérations sous maîtrise d'ouvrage publique. « Nous souhaitons l'étendre à la réhabilitation pour pouvoir faire de la mixité là où il n'y a que du logement social », expose-t-il.
Miser sur les SCCV. Dernière demande : clarifier les textes du CCH (articles L. 422-1 et suivants) pour renforcer la constitution de sociétés civiles de construction vente (SCCV) entre promoteurs et bailleurs sociaux. En tant qu'actionnaire, l'organisme HLM prend part à la définition du projet. Les risques et les fonds propres mobilisés sont partagés. Pour lever les freins existants, les notaires préconisent notamment de préciser les modalités de calcul des 25 % de logements sociaux devant être réalisés par la SCCV par programme.