Depuis la jurisprudence « Smirgeomes » (Conseil d’Etat, 3 octobre 2008, n° 305 420), les chances de succès d’un référé précontractuel ont nettement diminué. Celui-ci devenant un recours subjectif, les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence ne vicient pas la procédure lorsqu’ils ne sont pas susceptibles d’avoir lésé le requérant. Les conditions de recours au référé suspension du contrat sur le fondement de la jurisprudence « Tropic Travaux Signalisation » (Conseil d’) apparaissaient également trop limitatives pour que le soumissionnaire évincé puisse espérer obtenir rapidement une décision juridictionnelle visant à sanctionner des manquements aux règles de mise en concurrence prévues par le Code des marchés publics.
Outre des moyens de nature à créer un doute sérieux quant à la validité du contrat, le requérant doit en effet faire état d’une urgence à suspendre le contrat (voir page ci-contre) en consi-dération de ce que « l’exécution du contrat préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ».
La sanction de la course à la signature
Dans sa décision du 13 février dernier (« Biomérieux /AP Hôpitaux de Marseille », n° 324 064), le Conseil d’Etat vient enfin de rééquilibrer le contentieux de la passation des marchés publics. Les faits démontrent combien il était complexe pour le concurrent évincé de faire juger une irrégularité procédurale lorsque le pouvoir adjudicateur force la signature du contrat.
Dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence initiée par l’APHM pour un marché public de fournitures, la société B… s’est vu rejeter son offre. Elle saisit alors le juge des référés précontractuels et obtient une ordonnance de différé de signature. Le référé précontractuel étant rejeté, la société forme un pourvoi devant le Conseil d’Etat. Pendant l’instruction, elle apprend que, nonobstant l’ordonnance de différé de signature, le marché a été signé par le pouvoir adjudicateur. Suivant une jurisprudence constante, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi du fait de la signature du marché, considérant la demande sans objet. La société saisit alors le juge d’un référé suspension « Tropic ». Elle soutient que la signature du marché par le pouvoir adjudicateur en méconnaissance de l’ordonnance de différé est une atteinte grave et immédiate à un intérêt public justifiant de l’urgence à suspendre le contrat. Mais le tribunal administratif de Marseille la déboute, estimant « que le requérant se borne à faire valoir les conditions, qu’il estime irrégulières, dans lesquelles est intervenue la signature de ce marché, alors que le juge des référés du tribunal administratif avait ordonné à l’APHM de différer la signature de ce marché ; que, pour aussi regrettables qu’elles soient, les circonstances de la signature du marché contesté ne suffisent pas à caractériser l’existence d’une situation d’urgence (…) ; qu’aucun autre élément n’est de nature à établir l’existence d’une telle situation d’urgence ».
La société se pourvoit une nouvelle fois devant le Conseil d’Etat qui lui donne raison, mettant définitivement fin à la pratique contestable de la course à la signature : « En jugeant que les circonstances de la signature du marché contesté ne suffisent pas à caractériser l’existence d’une situation d’urgence sans prendre en compte la méconnaissance, par la collectivité publique, du caractère exécutoire de l’ordonnance du juge des référés précontractuels et l’atteinte grave et immédiate qu’elle porte à un intérêt public, lesquelles créent, en principe, une situation d’urgence, sous réserve que l’instruction fasse apparaître des éléments précis relatifs aux risques pour la collectivité publique qui résulteraient de la suspension du marché, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a commis une erreur de droit. » Cette décision n’est pas seulement opportune mais fondamentale parce qu’elle est rendue sur le seul fondement de la directive « Recours » non transposée.
Une application anticipée de la directive « Recours »
L’ordonnance du tribunal administratif, bien que strictement conforme à la jurisprudence du Conseil d’Etat, apparaissait contraire à la directive « Recours » n° 89/665/CEE et 92/12/CEE et à la directive n° 2007/66/CE du 11 décembre 2007 (article 2 quinquies, paragraphe 1) du fait que la signature du marché prive d’effet le recours effectif du candidat évincé.
Rappelons à ce propos que la Commission a introduit au mois de juillet 2008 un recours en manquement contre la France au motif que « le recours précontractuel en matière de passation des marchés publics prévu par le droit français ne garantit pas suffisamment le droit à un recours effectif du candidat évincé, la signature du contrat mettant en échec le recours au juge du référé précontractuel et cela même si la signature du marché est entachée d’illégalité ».
Saisi dans le cadre du référé suspension, le Conseil d’Etat apprécie l’atteinte à l’intérêt public au regard de la directive européenne non transposée, considérant que : « la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics fait obligation aux Etats membres, d’une part de prévoir des mesures provisoires visant à empêcher la conclusion d’un marché en méconnaissance des dispositions encadrant la passation des marchés publics, d’autre part de garantir l’exécution efficace des décisions des instances chargées de statuer sur les recours formés en matière de marchés ».
Même si l’application d’une directive communautaire non transposée et dont le délai de transposition n’a pas expiré n’est pas une nouveauté pour le Conseil d’Etat (10 janvier 2001, « France Nature Environnement »), cette jurisprudence reste audacieuse. En effet, la juridiction administrative sanctionne moins le non-respect de l’ordonnance de différé de signature que la privation du recours effectif qu’elle entraîne.
La pratique du contentieux de la passation risque d’en être bouleversée. Par exemple, on ne comprendrait pas que le Conseil d’Etat statue différemment lorsque le délai entre la notification du rejet et la signature du contrat n’est pas respecté et ceci, malgré la jurisprudence du Conseil d’Etat (7 mars 2005 « SA Grandjouan-Saco ») considérant que la décision de signer le contrat n’est pas inexistante dans ce cas. De même, la signature du marché pendant le pourvoi contre une ordonnance du juge des référés précontractuels devrait être tout autant sanctionnée.
Néanmoins le Conseil d’Etat préfère intégrer le droit communautaire dans le droit interne en utilisant la souplesse de l’effet direct plutôt que de faire une stricte application du principe de primauté en opposant l’ (CJA) à la directive « Recours ».
En effet, profitant du recours en manquement de la Commission, le Conseil d’Etat aurait pu écarter la législation sur le référé précontractuel à l’occasion du pourvoi contre l’ordonnance du juge puisque la non-conformité de la loi au droit communautaire dérivé doit conduire le juge à ne pas appliquer la loi nationale (CE, 28 février 1992, « Rothmans » pour une directive).
Les deux conditions du référé suspension
Les conditions posées par la jurisprudence « Tropic » pour obtenir la suspension d’un contrat sont celles de l’.
Le référé est subordonné à deux conditions :
– une condition d’urgence ;
– une condition tenant à l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée.
La condition d’urgence doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre (CE 19 janvier 2001 « Confédération nationale des radios libres », n° 228 815).
La jurisprudence distingue usuellement ces deux conditions : l’une, ayant trait à la légalité de l’acte attaqué ; l’autre, portant sur ses conséquences et, plus particulièrement sur le préjudice résultant de cette illégalité du fait de l’atteinte à l’intérêt public, à la situation du requérant ou à ses intérêts propres.
L’arrêt du 13 février 2009 se différencie de la jurisprudence traditionnelle en ce qu’une illégalité, ici le non-respect de l’ordonnance de différé de signature, satisfait à la condition d’urgence par l’atteinte à l’intérêt public qu’elle représente mais également à la condition tenant à l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée.
Malheureusement, le Conseil d’Etat ne se détache pas totalement de sa jurisprudence dominante en se livrant à un examen du poids respectif des intérêts en présence : intérêts publics/intérêts du requérant et intérêts que le requérant entend défendre. Dans « la balance des intérêts », la Haute juridiction apprécie le fait que l’AP Hôpitaux de Marseille « n’établit pas que le service public hospitalier serait susceptible d’être interrompu par la suspension de l’exécution du marché de fourniture de réactifs de laboratoire avec mise à disposition d’automates de bactériologie, ni qu’elle ne serait pas en mesure de se procurer des réactifs par d’autres moyens ».
En l’espèce, était-ce nécessaire de comparer l’intérêt public attaché au respect d’une ordonnance de différé de signature et l’intérêt public attaché à la nécessité d’exécuter le contrat ? Maintenir cette comparaison conduit, dans un même arrêt, à ouvrir la faille que l’on vient juste de colmater. Le droit au recours effectif du soumissionnaire évincé ne peut souffrir aucune exception.