Au-delà du débat sur la pollution visuelle de cette « France moche » dépeinte par « Télérama » en 2010, une évidence s'impose : deux mouvements initiés sous la présidence d'Emmanuel Macron convergent vers une nécessaire transformation des zones commerciales situées en entrée de ville, au nombre de 1 500 selon la société belge Codata.
Le premier trouve sa source dans la loi Climat et résilience de 2021. Un combat contre l'étalement urbain qui a fait chuter la production de surfaces commerciales en périphérie à 87 000 m² l'an dernier. « C'est un minimum jamais atteint depuis les années 1990, observe Samuel Depraz, chercheur à l'Ecole supérieure des professions immobilières. Et encore, sur ce chiffre, 50 000 m² correspondent à une seule ouverture : celle du centre commercial Neyrpic à Grenoble (Isère), sur un ancien site industriel bien inséré dans l'enveloppe urbaine. » Des extensions de sites existants complètent le tableau (voir graphique ci-dessous).

La création de surfaces commerciales a chuté de manière significative après la loi Climat et résilience de 2021. La production plafonne à 87 000 m2 en 2024, un niveau jamais atteint depuis les années 1990.
L'autre bataille remonte au décret tertiaire de 2019, qui fixe le cadre du dispositif Eco Energie Tertiaire : la quête de sobriété énergétique vise entre autres les bâtiments métalliques posés près des ronds-points ou des échangeurs routiers loin des lieux de vie, surnommés « boîtes à chaussures ». « Sur le plan urbanistique, elles constituent une forme inadaptée aux enjeux environnementaux », reconnaît Pascal Madry, directeur de l'association Institut pour la ville et le commerce (IVC), qui note toutefois « une erreur de diagnostic ». Certes, les centres commerciaux périurbains de ce type représentent 66 % des consommations d'énergie des commerces, contre 11 % pour ceux situés en cœur de ville, selon l'IVC. Mais vouloir transformer massivement ces parcs d'activités monofonctionnels serait faire fi de leur taux de vacance en baisse ces dernières années, désormais sous les 7 % en moyenne, quand les magasins en centre-ville affichent 14 % et les galeries marchandes, 16 %. Un succès qui est un sérieux frein à leur reconfiguration.
Ticket d'entrée élevé
Enfin, avant d'envisager la démolition d'une « boîte à chaussures », son toit métallique ne pouvant accueillir des bureaux ou des logements, il faut s'assurer que sa valeur s'est dépréciée. « En France, la notion de propriété commerciale permet au propriétaire de demander une indemnité pour le préjudice causé dans le cadre d'une expropriation, qui s'élève en moyenne à 80 % du chiffre d'affaires annuel du magasin. Pour un commerce typique de 1 500 m², il faut compter plus de 2 M€ pour simplement acheter les murs. Le ticket d'entrée est extrêmement élevé », analyse Pascal Madry.
Même si le panier moyen de leurs clients tend à baisser, les propriétaires n'ont donc aucune raison de lâcher leur outil de travail. Sauf s'il y a une création de valeur à la clé, par exemple en cédant des parkings pour y construire un équipement public et, in fine, gagner de nouveaux clients. C'est la logique du partenariat conclu en 2023 entre Carrefour et Nexity en vue de réaliser des opérations de mixité urbaine sur 76 sites, dont la moitié située dans le périurbain. « Nous en sommes au stade des permis de construire, confie Véronique Bédague, P-DG du promoteur. En fin d'année dernière, nous en avions déposé deux. C'est long car il faut, la plupart du temps, modifier le PLU. Mais dans la majorité des cas, nous sommes accueillis à bras ouverts par les mairies. » Les premiers chantiers pourraient démarrer en fin d'année.
D'autres promoteurs se disent prêt à relever le défi. Altarea s'est rapproché en 2021 de la foncière Carmila, issue de la galaxie Carrefour, mais aucun quartier mixte n'est encore sorti de terre. De son côté, Icade a récemment acquis neuf fonciers qui appartenaient au groupe Casino. A Montpellier (Hérault) et Marseille (Bouches-du-Rhône), où la crise de l'offre est forte, c'est le bailleur CDC Habitat qui développera ces sites. Ceux-ci ont profité de l'expansion urbaine et se retrouvent aujourd'hui bien reliés au centre-ville par les transports.
Dans un contexte de rareté foncière et d'adaptation au changement climatique, la mutation et la renaturation de ces terrains artificialisés dépendent aussi « des acteurs spécialisés, qui n'ont pas les compétences d'un ensemblier et ont tendance, au moment d'étudier le bilan de l'opération, à privilégier les marges du commerce sur le logement », souligne Pascal Madry. Pionnière, la foncière Frey a fait beaucoup parler d'elle en 2024 avec son projet à Montigny-lès-Cormeilles (Val-d'Oise). Cette transformation d'une artère commerciale en un morceau de ville avec 900 logements est conçue comme une vitrine de l'urbanisme de demain.
Besoins de mixité
Face à l'émiettement foncier qui refroidit aussi bien les collectivités que les opérateurs et investisseurs privés, les grands propriétaires peuvent eux aussi donner un coup d'accélérateur. Parmi eux, Auchan mise sur une entité sœur de la galaxie Mulliez, Nhood. « La transformation des zones commerciales permet de répondre aux défis urbains de notre temps : crise du logement, artificialisation des sols, besoins de mixité et de proximité », résume Olivier Bucaille, responsable du développement de l'opérateur en Europe et en Afrique de l'Ouest.
Créé en 2021 quelques mois avant la définition des objectifs du ZAN, Nhood compte une quarantaine de projets de régénération en France, soit 1,5 million de m² en développement. A Bordeaux (Gironde), la halle Auchan Counord et les bureaux seront livrés cette année, les 87 logements et six locaux d'activités, en 2027. L'investissement total s'élève à 58,4 M€ TTC.
Quatorze opérations de Nhood ont été retenues en 2024 dans le cadre d'un appel à manifestation d'intérêt (AMI) gouvernemental qui en compte 90 au total. Ses 26 M€ soutiennent des territoires et projets divers : Dives-sur-Mer (Calvados) requalifie une ZAC d'entrée de ville, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) veut faire émerger un quartier mixte… L'accompagnement consiste en une aide à l'ingénierie ou à un financement de déficit d'opération.
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Partage des rôles
Mais les experts interrogés sont unanimes : le changement d'échelle, ce n'est pas pour demain. « Il manque une culture commune public-privé et un partage des rôles au sein d'un organisme capable de réaménager une zone économique à la façon des macro-lots scindés selon les besoins de tel ou tel investisseur », illustre Arnaud Gasnier, professeur des universités au Mans (Sarthe).
A Saint-Etienne (Loire), une opération d'intérêt national (OIN) stimule acteurs publics et privés. Au programme : dépollution, renaturation, montée en gamme… Parmi les opérations livrées dans la nouvelle entrée de ville du Pont de l'Ane-Monthieu, citons le pôle commercial Steel développé par la foncière Apsys et un bâtiment tertiaire de 1 000 m². La déconstruction des « boîtes à chaussures » a été lancée l'an dernier par l'établissement public d'aménagement local (Epase) avec le soutien de l'Etat. Cet OIN court jusqu'en 2031. « Le problème, c'est qu'il n'y aura pas 1 500 OIN », commente le chercheur, ajoutant qu'au moins la moitié des zones commerciales périphériques en France sont à transformer, en priorité celles qui affichent un taux de vacance de plus de 10 %.