Recyclage des déchets, prévention des accidents, transparence de la rémunération des dirigeants… Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) permettent à un investisseur d'évaluer la performance RSE d'une entreprise. Dans l'immobilier, cette analyse extra-financière s'est imposée dans les années 2010 aux foncières et autres groupes cotés, désormais habitués à émettre des « green bonds » et autres effets de leviers durables, en complément des financements traditionnels. « Axa, Covivio, Gecina sont en avance parce qu'ils ont des comptes à rendre aux actionnaires, observe Cédric Nicard, directeur du développement durable de CBRE, spécialiste de l'immobilier d'entreprise. Les sociétés de gestion non cotées ont pris le relais à partir d'octobre 2020. »
Cette date marque le lancement de la déclinaison immobilière du label Investissement socialement responsable (ISR), « massivement attribué » à des fonds répondant aux critères ESG, selon Novethic, le centre de recherche sur la finance durable du groupe Caisse des dépôts. Piloté par Bercy depuis 2016, « le label ISR laisse la liberté de créer son propre outil de notation, d'améliorer son parc, de justifier tous les ans auprès d'Afnor Certifications ou Deloitte qu'on est sur le bon chemin, et de montrer les progrès aux investisseurs », résume Cédric Nicard. « Son attribution tous les trois ans - un cycle court dans l'immobilier - prouve que ce n'est pas un label de complaisance », insiste-t-il. Fin février, 60 fonds immobiliers étaient labélisés, pour une capitalisation de 51 Mds €. Parmi eux, « une quinzaine de fonds d'investissement alternatifs » qui optent plutôt pour de « l'existant à repositionner », tandis que les investisseurs institutionnels lorgnent « le déjà vert, et de plus en plus vert », poursuit-il.
Inflexion verte. Le mouvement ESG touche aussi les promoteurs, engagés dans un verdissement de leurs opérations. « Les bureaux répondant à nos critères environnementaux coûtent plus cher à construire, de l'ordre de 5 %, confie Alexandre Cartier, directeur central technique de l'immobilier d'entreprise chez Bouygues Immobilier. Cela nous permet de capter un plus grand nombre d'utilisateurs et notamment ceux qui veulent en faire leur siège social. A la vente, ces immeubles ont la particularité de toucher des fonds verts, donc d'élargir notre base d'investisseurs. »
Rien de tel dans l'habitat : « La majorité des primo-accédants n'acceptent pas de payer 5 % plus cher un logement bas carbone », note Philippe Aubain, directeur associé du cabinet de conseil EY.
L'inflexion verte dès la conception des projets s'explique par la prédominance environnementale au sein des critères ESG. « Le changement climatique est la question la plus importante, compte tenu de ses implications systémiques sur nos sociétés. Arrivent ensuite les sujets sociaux et de santé, comme la qualité de l'air, puis la gouvernance, à travers la féminisation des comités stratégiques par exemple », résume Charlotte Gardes, experte climat et stabilité financière du Fonds monétaire international (FMI). Dans le choix des matériaux, la place du béton émetteur de gaz à effet de serre (GES) tend ainsi à reculer face au bois. « Pour réhabiliter la Maison Bayard (Paris VIIIe ), nous avons choisi de l'épicéa de type lamellé-croisé (CLT) car il permet de capturer une tonne de CO2 par mètre cube », témoigne Marc Fauchille, directeur développement de l'investisseur La Salle IM. D'après le cabinet de conseil Carbone 4, un mètre cube de bois massif CLT sortant d'une usine située à 1 000 km du chantier stocke 460 kg de CO2 tandis qu'un mètre cube de béton en émet 471 kg. Livré en décembre dernier, l'ancien siège de RTL a été vendu dans la foulée au gestionnaire La Française REM.
Critères contraignants. Si la création en novembre 2021 du Biodiversity Impulsion Group (BIG), qui réunit Gecina, Nexity ou encore Altarea, traduit l'intention d'accélérer sur la biodiversité dans les programmes, l'ESG favorise aussi le réemploi. En témoigne la foncière Covivio, qui s'est fournie en peinture recyclée auprès de la PME girondine Circouleur pour So Pop, un immeuble de bureaux situé à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), où le taux de vacance de 15 % est deux fois plus élevé que la moyenne francilienne, historiquement haute sous l'ère Covid. Samsung Electronics a signé un accord locatif portant sur 10 500 m² (sur 32 000 m²). La livraison est prévue en mai.
Encouragée par les plans locaux d'urbanisme (PLU), la sobriété foncière répond elle aussi aux exigences des critères ESG. La société de gestion Keys REIM anticipe déjà l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) fixé pour 2050. Le but : soigner son examen annuel dans le cadre du label ISR, dont la grille dédiée à l'immobilier récompense, entre autres, les reconquêtes de friches. « Le non-respect de ces critères contraignants se traduit par une note pénalisante et la décision de ne pas investir », relève Claire Flurin, directrice R&D et innovations.
Attention, toutefois, à ne pas se faire aspirer par le seul « E » d'ESG. « Sans jugement de valeur, avertit Cédric Nicard de CBRE, le scandale Orpea montre qu'un actif de santé est vertueux quand il y a une éthique qui répond aux enjeux sociaux et de gouvernance. » Spécialisée dans le « recyclage urbain », Novaxia Investissement restructure des bureaux obsolètes, les transforme en logements… « Nous exigeons que les entreprises générales ou en corps d'état séparés aillent au-delà des clauses d'insertion classiques, à raison de 5 % ou 10 % d'heures en plus. En cas de non-respect, les sanctions financières prévues dans nos contrats sont suffisamment dissuasives », détaille Mathieu Descout, son président. Philippe Aubain, d'EY, tempère : « L'insertion est avant tout une demande des maîtres d'ouvrage, en particulier publics, dans des zones défavorisées comme la Seine-Saint-Denis. Ce sujet sociétal n'est pas poussé par les labels ESG qui insistent plutôt sur l'environnement. » Un exemple ? « Le label ISR parle de carbone, de biodiversité, de gestion de l'eau, d'ENR… mais il n'exige rien sur les relations fournisseurs. »
Des plans de formation à destination des promoteurs ou gestionnaires ont été lancés ces deux dernières années
En tout cas, l'ESG impose de nouvelles compétences. Des investisseurs institutionnels peuvent recruter un climatologue chargé de mesurer les risques d'inondation, de plancher sur le confort d'été… De leur côté, des petites structures comme Norma Capital embauchent une personne à plein temps pour veiller au respect des objectifs extra-financiers. « Externaliser le suivi de l'ESG revient moins cher mais comporte une limite : la perte de la maîtrise de sa donnée », analyse Cédric Nicard. Dispensés par des sociétés de conseil comme CBRE, des plans de formation à destination des promoteurs ou gestionnaires ont également été lancés ces deux dernières années. Tous les métiers sont concernés, du responsable de travaux au comptable. « L'idée est de fixer des objectifs individuels liés à l'ESG afin de formaliser l'engagement de chaque collaborateur », commente Cédric Nicard.
Un prisme familier. Ainsi un responsable investissement formé devra analyser les risques extra-financiers sur la totalité de ses deals de l'année, afin de bâtir un budget d'amélioration ESG intégré dans les dépenses d'investissement, pour favoriser les mobilités douces par exemple. Dans ce contexte, les promoteurs, y compris régionaux, prennent l'habitude de présenter leur programme sous un prisme ESG, familier de leurs clients-investisseurs. Une habitude qui pourrait se généraliser également dans le résidentiel.