Interview

« Nous voulons créer une culture carbone » Philippe Bonnave, P-DG de Bouygues Construction.

Déplacements, engins, matériaux, numérique… Bouygues Construction détaille en exclusivité son plan de réduction des émissions de CO2.

 

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« Notre objectif est que le bois représente en Europe 30 % du chiffre d’affaires généré par nos activités bâtiment. »

Vous nous dévoilez votre stratégie climat. Comment avez-vous conçu ce projet d'envergure mondiale ?

Ce plan est le fruit d'un énorme travail mené durant toute l'année 2020 et qui visait à définir notre feuille de route pour réduire nos émissions durant les dix prochaines années. Un tel changement ne se décrète pas.

Pour obtenir l'adhésion de tous, nous devions à la fois souligner les vertus d'une transformation environnementale, mais aussi identifier les contraintes associées. Il était donc indispensable de construire un projet clair qui liste les différents leviers d'action.

De façon très concrète et chiffrée, quels sont les objectifs de cette stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

En 2019, le bilan carbone de Bouygues Construction s'élevait à 2,9 millions de tonnes de CO . Cela comprend d'abord nos propres émissions [scopes 1 et 2, NDLR], qui pèsent pour 11 % du total. On y retrouve les déplacements des équipes, les véhicules, le carburant des engins de chantier, la consommation énergétique de nos agences et de nos chantiers… Les 89 % restant appartiennent à ce que l'on appelle le scope 3 amont, principalement composé de nos achats de produits et de matériaux tels que le béton, l'acier, le bois… D'ici 2030, et à chiffre d'affaires constant, nous souhaitons baisser nos émissions sur ces deux périmètres de respectivement 40 et 30 %.

Sur quels leviers comptez-vous jouer pour réduire de 40 % vos propres émissions ?

Cela passera par un suivi de la consommation de tous nos chantiers, sièges et agences, mais également par une réduction forte des déplacements professionnels, en particulier aériens. Nous allons également verdir notre parc automobile, durant les deux ou trois prochaines années, pour qu'il comprenne 90 % de véhicules à motorisations hybride et électrique. Et pour accompagner cette mutation, nous déploierons dans le même temps des bornes de recharge sur nos chantiers et dans nos différents sites. Une démarche comparable sera mise en œuvre au niveau des matériels de chantier. Déjà, le recours à l'électrique se développe sur le segment des machines légères. En partenariat avec des start-up, nous travaillons aussi avec des groupes électrogènes alimentés par de l'électricité verte. En outre, nous explorons des solutions hydrogène appliquées aux engins plus lourds.

A quoi ressemblera le chantier bas carbone de 2030 ?

Les changements seront profonds avec davantage de cantonnements en bois dotés d'un système de gestion optimisé de la température, une énergie fournie par des panneaux photovoltaïques, des capteurs qui suivront l'ensemble de nos engins et leurs consommations.

Tout a déjà été expérimenté. Evidemment, nous utiliserons des solutions bas carbone pour nos bétons et recourrons davantage à l'industrialisation, ou encore aux biosourcés, dans l'optique d'agir sur les émissions liées aux produits et matériaux.

Justement, comment abordez-vous cette question des matériaux, qui pèsent pour beaucoup dans votre bilan carbone ?

Nous avons créé des compétences spécifiques en interne pour échanger efficacement avec nos partenaires industriels, notamment avec les producteurs de ciments. Nous nous appuyons sur le savoir-faire de nos équipes sur chantier mais aussi sur notre laboratoire ingénierie des matériaux, qui participe à l'optimisation des formulations, en fonction des avancées technologiques.

Nous sommes à la pointe sur ces sujets, et notre protocole avec Hoffmann Green Cement Technologies en témoigne. Même si le développement de ces produits reste très dépendant de la réglementation, nous nous sommes fixé pour objectif de réduire l'intensité carbone du ciment de 40 % en 10 ans.

Les bétons dits bas carbone sont-ils suffisamment aboutis pour un déploiement massif et une efficacité environnementale maximale ?

Ils peuvent être déployés et auront un fort impact. Néanmoins, il reste beaucoup de recherche à faire, sur les additifs notamment, pour les optimiser encore. Sur ce sujet, il ne faut pas se limiter à une vision franco-française. C'est un énorme chantier auquel nous nous attelons, car le béton demeure indispensable à la construction, même si le bois est appelé à monter en puissance.

Comptez-vous créer une activité industrielle autour du bois pour accompagner son développement ?

La question s'est posée, mais nous avons vite conclu que ce métier d'industriel ne correspondait pas à nos compétences et à notre ADN d'entrepreneur. Nous préférons nous positionner comme un acteur global et apporteur de solutions. C'est la raison d'être de la démarche baptisée WeWood et de son bureau d'études dédié à la conception, au design et à la réalisation de bâtiments. Notre objectif est que le bois représente en Europe 30 % du chiffre d'affaires généré par nos activités bâtiment, à l'horizon 2030. Il nous faut donc fournir un gros effort, car, à ce jour, il représente moins de 5 %.

Votre stratégie climat est-elle une réponse à un cadre réglementaire plus contraignant sur les sujets environnementaux ?

Je me refuse à aborder cette transformation initiée il y a dix ans sous l'angle de la contrainte. Indépendamment des questions réglementaires, j'estime que l'heure est venue de donner un nouvel élan. Nous devons proposer à nos clients des solutions innovantes capables de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, la RE2020 ne concerne que la France, or nous réalisons 60 % de notre chiffre d'affaires à l'international. Notre prisme n'est pas national mais mondial.

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Qu'en est-il de l'économie de ressources sur les chantiers, qui pourrait également participer à la réduction de votre empreinte carbone ?

Assez paradoxalement, toute la réglementation de ces dernières années, que ce soit au niveau sismique, phonique ou thermique, a conduit à augmenter les quantités de matériaux utilisés. Peu employée en France, la précontrainte pourrait être une solution, mais son impact sur les performances phoniques n'est pas négligeable. La piste des bâtiments hybrides qui anticipent, dès leur conception, une réversibilité du bureau vers le logement, ou inversement, est également très prometteuse.

Comment embarquer tous vos collaborateurs dans cette transformation ?

Nous voulons avant tout créer une culture carbone au sein du groupe, de la même manière que nous avons su insuffler une culture sécurité. Pour ce faire, nous allons former l'intégralité des Etam et des cadres. Des modules de formation seront également déployés auprès de nos équipes commerciales pour qu'elles apprennent à dialoguer avec nos clients. Si l'on veut éviter que la dimension carbone soit uniquement perçue comme un surcoût, il faut la présenter pour ce qu'elle est : un investissement permettant de mieux valoriser le patrimoine au fil du temps. Le premier bâtiment basse consommation que nous avons construit, à Lille, en est la preuve. Au départ, les investisseurs se montraient frileux, mais après quelques années ils ont compris que le marché était là, et qu'ils en tireraient des bénéfices.

Ce frein lié aux surcoûts pourrait donc être dépassé dans un avenir proche ?

Je le pense. D'autant que ces surcoûts vont progressivement s'estomper avec la sortie des solutions moins carbonées du champ expérimental et leur massification. A nous d'être moteur. Désormais, chaque proposition formulée à un client devra comporter un chapitre carbone. Libre à lui de s'en emparer. A l'heure où nous constatons une appétence grandissante sur ces sujets, en particulier des maîtres d'ouvrage privés, nous devons être précurseurs pour embarquer tout l'écosystème de la construction.

Reste le périmètre le plus important en matière d'émissions : l'exploitation de l'ouvrage au fil du temps. Comment pouvez-vous influer sur ce champ ?

Nous sommes très attendus sur ce point par nos clients qui veulent des réalisations bas carbone à l'usage. Par exemple, lorsqu'on intervient sur des fermes photovoltaïques ou sur le nucléaire, dont je rappelle que nous sommes le premier constructeur mondial, hors Chine, nous pouvons contribuer à réduire les émissions. Nous sommes conscients du rôle que nous avons à jouer. C'est pourquoi nous investissons dans la R & D et dans de nouvelles compétences autour de l'hydrogène, du photovoltaïque, de l'éolien flottant, du nucléaire, de l'isolation thermique des bâtiments… Là encore, nous devons mobiliser tous les acteurs de la construction en engageant le dialogue, en échangeant et en comprenant les contraintes des uns et des autres.

La contractualisation permettra-t-elle aussi de réduire ces émissions ?

Oui, notamment à travers des engagements de consommation d'énergie, ce que nous faisons déjà. C'est l'un des leviers pour agir sur cette partie des émissions de carbone. Mais il reste encore beaucoup de progrès à réaliser dans ce domaine, ne serait-ce que dans la méthodologie de calculs des simulations thermiques dynamiques. Cela concerne également les villes, avec qui nous discutons notamment d'éclairage public. Il y a certes un investissement initial, mais le potentiel d'économies d'énergie est énorme, jusqu'à 50 ou 60 % !

Le numérique peut-il aussi aider à rapprocher les différentes parties prenantes d'un projet ?

Ces dernières années, nous avons beaucoup travaillé et investi dans la création d'une plateforme numérique de management de projet avec Dassault Systèmes. Il s'agit d'une plateforme collaborative qui fédère tous les acteurs depuis la conception jusqu'à la réalisation. C'est un outil qui n'existait pas jusqu'alors dans le BTP. Sur des équipements comme des Ehpad ou des hôpitaux, nos équipes spécialisées pourront désormais travailler à des modélisations standards et les mettre à jour en permanence. Le niveau de détail peut aller jusqu'à l'implantation du rail d'une cloison afin qu'elle n'interfère pas avec une armoire par exemple.

Avec un tel outil, les acteurs de la maîtrise d'œuvre ne risquent-ils pas de se sentir dépossédés ?

Au contraire, ils se montrent plutôt demandeurs ! Ce n'est pas aller contre l'architecture que d'y intégrer une dimension industrielle et numérique. J'y vois un progrès fantastique qui suppose de faire adhérer tous nos partenaires.

Pourquoi avez-vous besoin des compétences de partenaires comme Dassault Systèmes ?

Je crois dans l'innovation partagée. Il nous faut rassembler et orchestrer de nombreuses compétences avec des entreprises partenaires. Cette même logique préside à notre développement sur l'éolien flottant, en collaboration avec Floatgen, le roi de ce domaine d'expertise, pour proposer cette solution qui évite beaucoup des inconvénients des technologies posées.

Au regard de ces évolutions et d'une année 2020 qui s'est révélée totalement imprévisible, comment votre groupe anticipe-t-il l'avenir ?

« L'avenir, on ne le prédit pas, mais on s'y prépare », comme dit l'adage. Nous avons travaillé sur notre résilience face aux changements climatiques, avec le cabinet Carbone 4, fondé par Jean-Marc Jancovici. Nous savons faire évoluer nos compétences en fonction des opportunités.

Sur l'hydrogène vert, par exemple, nous constituons des équipes, nous formons des collaborateurs. Pour lutter contre la montée du niveau des mers, nous mobilisons nos savoir-faire sur les ouvrages maritimes. Parfois cela nécessite de réaliser des croissances externes.

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