Constructions et installations illégales, détournements d’usage, cabanisation… Autant d’expressions qui traduisent un même phénomène. Dans son étude réactualisée début septembre portant sur les marchés fonciers ruraux en 2024, la Fédération nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (FN Safer) le met en lumière dans un graphique : la courbe de la « consommation masquée » dépasse, depuis 2018, celles des deux autres indicateurs de l’artificialisation des sols, qu’il s’agisse des marchés de l’urbanisation, portés par les collectivités, ou des emprises privées soustraites aux espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf). Un problème tenace, même s’il a perdu en intensité sur la période 2022-2024.
« Derrière l’expression “consommation masquée”, il faut distinguer deux types de parcelles. Les premières, vendues pour du loisir, peuvent revenir ultérieurement à un usage agricole. Ce qui n’est pas le cas des secondes, utilisées pour des remblaiements, des dépôts ou des constructions illicites. Notre étude permet de démasquer cette artificialisation non dite », décrypte Nicolas Agresti, directeur des études à la FN Safer. Les cartes régionales donnent une idée de la diversité des facteurs en jeu. L’attractivité des littoraux en est victime de longue date. Avec sa déprise accélérée, la France bocagère offre une autre cible de choix. « Dans toutes les filières en difficulté, les propriétaires désireux de limiter la casse constituent une proie pour la consommation masquée », poursuit l’expert. Aux portes des métropoles, dont celle de Paris (lire ci-contre) et dans les régions touristiques, les forêts s’ajoutent à la liste des sites exposés.
A l’avant-garde du combat depuis sa naissance il y a cinquante ans, le Conservatoire du littoral se prépare à utiliser la nouvelle arme fournie en février 2024 par l’arrêt 22-16.460 de la Cour de cassation : les constructions illégales ne pourront plus, en principe, donner lieu à indemnisation. « Nous attendons beaucoup des Domaines pour faire appliquer cette jurisprudence », confie Claire-Lise Mary, responsable de la mission foncière du conservatoire en Provence-Alpes-Côte d’Azur. L’établissement affiche sa détermination à cesser de payer des prix « faramineux » pour des constructions illégales, avant de les démolir. Mais une procédure test en cours sur la Côte bleue, à l’ouest de Marseille (Bouches-du-Rhône), rencontre une difficulté de taille : la charge de la preuve de l’illégalité du bien revient au contractant. « En l’absence d’archives et compte tenu des délais de prescription, personne ne nous facilite la tâche pour sortir d’un système où le Conservatoire doit payer des constructions illicites, souvent reliées au réseau électrique, mais sans assainissement », soupire Claire-Lise Mary.
Stratégies coordonnées
Face aux obstacles, plusieurs départements, à commencer par celui de l’Hérault, développent des stratégies coordonnées entre les pouvoirs publics locaux et nationaux. Depuis 2024, à l’initiative de l’ancien préfet du Var Philippe Mahé, un groupe de travail local prépare une charte, sous l’égide de l’Association des maires de France. Très engagée, la chambre d’agriculture accompagne la rédaction des plans locaux d’urbanisme, à travers des conseils personnalisés et un guide envoyé l’an dernier à toutes les communes et intercommunalités. « Nous les invitons à définir clairement le détournement d’usage dans le document général. Ensuite, dans les zones A dédiées au foncier agricole, il leur revient de décrire aussi précisément que possible ce qui est permis et interdit », développe Maëva Laplace, chargée de mission urbanisme, foncier et aménagement à la chambre d’agriculture.
La Ville de Narbonne (Aude) présente l’une des initiatives locales les plus abouties, depuis l’électrochoc de 2015 : « Une étude réalisée alors a révélé 1 000 parcelles concernées, réparties sur les 18 000 ha de la commune. Quelque 95 % d’entre elles se situent dans des zones définies dans le plan de prévention des risques inondation et la moitié comprennent au moins une occupation non autorisée », inventorie Michel Ricard, directeur de la sécurité et de la tranquillité publique au sein de la collectivité. Car la déprise viticole s’ajoute à l’abandon des jardins périurbains par leurs propriétaires historiques. Grâce au soutien du parquet dans les 192 procédures pénales engagées à ce jour, la Ville a libéré 108 terrains de toute occupation, sans jamais recourir à des démolitions d’office. « Avec son mécanisme de mise en demeure et d’astreinte, l’article 481-1 du Code de l’urbanisme se révèle particulièrement efficace », relève Michel Ricard. Depuis 2023, la sous-préfecture de l’Aude ne décèle plus de construction illégale nouvelle.
Cet exemple conforte l’avis d’un expert foncier du ministère de l’Agriculture : « Il n’est nul besoin de changer le droit. Pour s’attaquer à la cabanisation, il faut de la répression et de la coordination. Autrement dit, de l’envie et des moyens, tant dans la fonction publique territoriale que dans les services de l’Etat. »
L'exception forestière francilienne sous les projecteurs
Les premières assises du foncier forestier d'Ile-de-France attireront les regards sur une exception régionale, le 23 octobre prochain. En application de la loi du 28 janvier 2020 « visant à lutter contre le mitage des espaces forestiers » dans la région capitale, la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) d'Ile-de-France y exerce un droit de préemption sur les boisements de moins de 3 ha.
Le texte pérennise une expérimentation engagée dès 2017.
« Depuis, nous avons utilisé cette disposition à 700 reprises », précise son directeur, Pierre Missioux.
L'arme anti-mitage trouve sa justification dans l'émiettement parcellaire. En effet, « quelque 85 % des propriétaires forestiers franciliens possèdent moins de 1 ha, souvent réparti entre plusieurs parcelles. Or, une gestion cohérente suppose un minimum de 2 à 4 ha », estime Rémi Foucher, président de Fransylva, qui regroupe les syndicats forestiers de la région. A cela s'ajoutent de nombreuses emprises repérées comme biens vacants sans maître créant un risque de mitage. Cette analyse l'a poussé à impulser les assises du 23 octobre. Il y défendra sa vision de la propriété forestière : « Au nom des bénéfices collectifs induits par le foncier non bâti, l'Etat jouerait le rôle de facilitateur d'un remembrement forestier, sans l'imposer. »
L'Hérault rode ses outils de détection et de répression
Depuis 2022, l'Hérault sert de territoire pilote à Aigle, une start-up d'Etat portée depuis 2019 par les ministères de l'Agriculture et de l'Ecologie pour détecter les constructions illégales. Mariant photographies aériennes et intelligence artificielle, l'outil technique s'ajoute au dispositif de lutte contre la cabanisation et autres infractions à l'urbanisme (Lucca). Bien avant le zéro artificialisation nette, la démarche Lucca est née de la signature d'une charte, en 2008, avec toutes les parties prenantes : services déconcentrés de l'Etat, parquet, collectivités volontaires, chambre des notaires, Enedis… « L'implication de ce dernier se révèle cruciale car une fois les compteurs électriques installés, il devient plus difficile d'intervenir », signale Magali Migeon, chargée de mission Lucca à la direction départementale des territoires et de la mer de l'Hérault.
Aigle a confirmé l'ampleur du mal : 30 000 parcelles concernées, un chiffre qui augmente de 500 à 1 000 par an.
« Historiquement concentré sur le littoral, le phénomène progresse vers l'intérieur des terres, en particulier dans les zones soumises aux risques d'inondation et d'incendie », souligne Magali Migeon. L'essaimage d'Aigle figure dans l'agenda 2025 de l'Etat. Après le Gard et la Gironde, la Somme sera le premier département au nord de la Loire à utiliser l'outil.
